Deux syndicalistes (Michel de la CGT et Gaston de Solidaires) nous font parvenir cette contribution au débat pour répondre par l’unification par le haut au défi posé par la volonté du gouvernement Macron d’imposer un régime faussement appelé « universel« . Il est intéressant aussi de lire les larges extraits des positions CGT en 1918, 1919, 1921 face aux débats parlementaires de l’époque.
Retraites, Sécu : ils veulent simplifier ? Unifions !
Une nouvelle bataille sur les retraites s’est engagée le 5 décembre[1]. On y a retrouvé, une fois encore, les deux obstacles habituels à une victoire des opposant⋅es à la réforme : d’abord, une division entre les syndicats d’accompagnement qui, comme la CFDT, défendent les régimes à points de longue date, et les syndicats de lutte qui dénoncent cette nouvelle régression.
Ensuite, cette bataille a pris encore une fois un caractère purement défensif : réforme après réforme, les confédérations qui s’y opposent n’avancent pas de revendications radicales qui permettraient de refonder la Sécurité sociale pour les salarié⋅es sur des bases de classe, et en particulier sur le plan des retraites.
Sur le premier point, seule une mobilisation très massive pourra déborder et paralyser les appareils des confédérations d’accompagnement. Pour le second, il faut réfléchir au plus vite aux contradictions des revendications du syndicalisme de lutte, et mettre en avant la première des revendications offensive : une Sécu unique et unifiée pour tou⋅tes les salarié⋅es, sur tous les champs, et donc aussi celui de la retraite.
La réforme, qui vise à imposer un régime unique par points pour tou⋅tes, est non négociable : elle est à rejeter en bloc, surtout maintenant que le gouvernement affirme vouloir la négocier secteur par secteur, en épargnant certaines générations. Mais il s’agit ici de pointer ce qu’une telle revendication défensive et minimale comporte de faiblesses et de contradictions.
Tout d’abord, notre opposition justifiée au régime par points s’arrête aux régimes de base. Pourquoi ? Mystère ! Comment expliquer l’absence totale d’expression des confédérations syndicales de lutte (Solidaires exceptée) sur les régimes de retraite complémentaire par points, du privé (Agirc-Arrco) comme du public (Ircantec) ? Pourquoi n’y a-t-il aucune revendication pour l’intégration de ces régimes obligatoires par points dans les régimes de base, et donc leur transformation radicale en régimes fonctionnant sur le principe d’une continuation du salaire ? Le patronat a favorisé la création, puis la généralisation, des régimes de retraite complémentaire pour les non-cadres dès le milieu des années 1950, contre l’amélioration du régime général. Il s’agissait alors de stopper la généralisation des grèves offensives sur les salaires, à la suite de celles de la métallurgie à Nantes et Saint-Nazaire. Ces régimes par points sont, comme les complémentaires santé, des institutions qui s’opposent à la Sécurité sociale. Que les principales confédérations, via leurs fédérations professionnelles, soient co-gestionnaires de ces régimes par points que nous devrions combattre, peut-il expliquer cette situation où l’on se retrouve à défendre le maintien des régimes à points existants… pour s’opposer à la généralisation d’un système par points ?
Pour éviter ces impasses, le refus de la réforme doit se faire d’emblée sur un mode offensif. Gouvernement et patronat jouent de nouveau sur « l’inégalité » supposée entre les multiples régimes, en divisant le privé et le public. Et cette rhétorique marche, évidemment. Face à elle, les explications sous forme de tracts bourrés de courbes et de chiffres pour expliquer que c’est faux et que les retraites des cheminot⋅es ne sont pas si bonnes n’ont que peu d’effets. La revendication offensive d’un régime de retraite unique et unifié pour tou⋅tes les salarié⋅es, fonctionnant sur la base d’une continuation du salaire et non d’une accumulation de points, et intégrant les régimes de retraite complémentaires, peut nous sortir de l’ornière dans laquelle les confédérations sont enferrées depuis les premières attaques d’ampleur, les ordonnances Balladur-Veil d’août 1993. Alors seulement, les revendications sur la baisse de l’âge légal (à 60 ans comme le revendiquent actuellement les syndicats, voire à 55 ans), la hausse des pensions, le calcul de celles-ci à partir d’une période très courte où le salaire a été le plus élevé (poursuite du meilleur salaire obtenu au cours de la carrière), etc. prendront un caractère cohérent. On nous apportera la réplique classique : « En revendiquant un régime unique, vous allez dans le sens du gouvernement ». Mais faut-il laisser le patronat et le gouvernement nous dicter notre agenda revendicatif ? Ne pourrait-on pas voir plutôt dans cette revendication un moyen de prendre à contre-pied les arguments gouvernementaux ? De montrer que leur système n’est ni « plus simple et plus lisible », ni « universel », mais nous, par contre, nous avons des propositions qui vont en ce sens ? On pourra nous rétorquer que remettre en cause les régimes de retraite des fonctionnaires, c’est remettre en cause leur statut. On peut ainsi lire dans la presse CGT : « Mais les statuts de service public ne sont pas que l’équivalent des conventions collectives de branche » ou « La question des statuts publics et des régimes de retraite qui leur sont liés […], c’est d’abord une question politique d’organisation de la puissance publique et des services publics à la française » (Le Peuple, no 1748, septembre 2018). Au nom de leur lien avec l’État (bourgeois), les fonctionnaires ne pourraient donc pas intégrer le régime général…
En 1945-1946, le projet de Sécurité sociale (y compris pour la confédération CGT) tenait en la création d’un régime unique et unifié pour toute la population. La loi du 22 mai 1946, dite de « généralisation de la sécurité sociale », qui n’a pu se traduire dans les faits, est explicite : régime unique, et préservation des garanties supérieures existantes pour certaines professions. Une lutte interne entre la confédération et les puissantes fédérations des cheminots, électriciens-gaziers, fonctionnaires eut lieu : régime unique ou pas ? La confédération a perdu et le monde des salarié⋅es n’a pas pu être organisé pour revendiquer le projet historique de la CGT. Ces syndicalistes voulaient-ils s’attaquer au statut de la fonction publique qu’ils étaient en train de négocier ? On voit ici la perte des repères de classe entre la génération de syndicalistes qui a mis en place la Sécurité sociale et la génération actuelle. Près de 80 ans de corporatisme d’appareils syndicaux co-gestionnaires ont généré leur propre idéologie et leurs propres justifications : on ne se posait même plus la question des raisons de cette non-intégration des régimes. Il faudrait faire l’histoire de cette bataille peu connue de 1946 dans la CGT.
Où en sont à ce jour les revendications de la CGT sur ces questions ? Le dernier congrès confédéral de mai 2019 a marqué des avancées et des contradictions dans la résolution 2 du document d’orientation.
D’abord, à propos de la branche maladie, et suite à l’impulsion d’un débat par des structures syndicales de la région Grand-Est, le congrès a adopté la bataille pour conquérir un 100 % sécu : celle-ci comme interlocuteur, collecteur et payeur unique. C’est là faire référence au régime local d’assurance-maladie des départements alsaciens et mosellan. Le risque de perte d’autonomie doit être intégré dans la branche maladie et l’intégration de l’Agefiph (association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées) dans la Sécurité sociale est revendiquée. C’est bien une avancée vers l’unification et la généralisation.
Le retour aux élections d’administrateurs dans les caisses par les assuré⋅es sociaux et la décision d’un budget dédié exclusivement fixé par ceux-ci est réaffirmée. Mais il n’est toujours pas envisagé d’annuler dans sa totalité la régression des ordonnances de 1967 qui ont aussi éclaté la Sécurité sociale en différentes branches. Cette frilosité est-elle liée à celle que l’on continue de retrouver sur la question des multiples régimes dans lesquels se retrouvent les salarié⋅es et les retraité⋅es ? Il y a de cela quelques congrès confédéraux est apparue dans la CGT l’idée de la création d’une « Maison commune des régimes de retraites ». Cela avait donné lieu à des levées de boucliers de la part de fédérations gérant des régimes particuliers. Le contenu de cette maison commune apparaissait aussi très flou. Au dernier congrès, on se retrouve avec un vote qui dans le fond est contradictoire : maintien et renforcement des régimes spéciaux d’un côté, et maison commune des régimes de retraites de l’autre côté. Celle-ci aurait comme objectif de permettre de faire converger par le haut les éléments de solidarité de tous les régimes existant parmi les salarié⋅es. On continue donc de marcher sur des œufs…
Il n’en a pas toujours été ainsi : la revendication d’unification de la classe ouvrière par un régime unique d’assurances sociales (on dirait aujourd’hui de Sécurité sociale) est centenaire, comme le prouvent les extraits suivants de revendications adoptées par la CGT, dès 1918. Aucune mystique de l’État dans ces textes, mais l’objectif de s’unir pour être plus fort⋅es, pour se donner les moyens d’améliorer le sort de tou⋅tes, bref un syndicalisme de classe, qui n’a pas renoncé à la préparation de « l’émancipation intégrale » décrite par la Charte d’Amiens.
Un des enjeux, aujourd’hui, est de redécouvrir cette histoire, de la transmettre, pour la transformer en revendication offensive : unifions notre classe par l’unité syndicale dans la lutte, et par la revendication d’un régime unique, pour tou⋅tes !
CGT – Programme minimum confédéral de 1918 « Assurances sociales ».
Constatant que le régime actuel des assurances sociales comporte des différences de système pour chaque catégorie d’assujettis, qu’il est d’autre part incomplet, qu’il importe d’en assurer l’uniformité et la généralisation, la CGT demande la création d’un système général d’assurances sociales couvrant tous les risques encourus par les salariés : accidents, maladie, chômage, invalidité, vieillesse, étant entendu que les organisations ouvrières seront admises à prendre part à la gestion de ce système. […] »
CGT – La Voix du Peuple – mai 1919 – Rapport sur l’unification des retraites
« […] Le régime des retraites pour la vieillesse est en France dispersé et tend à accentuer la division du prolétariat en catégories particulières. […] Un tel état de choses, si on le laissait subsister et surtout se développer, ne manquerait pas d’être une menace pour cette unité du prolétariat que nous devons travailler à réaliser de plus en plus. […] Ainsi, le souci d’unité de la classe ouvrière nous amène forcément à envisager le problème de l’unification des retraites, des régimes multiples ne pouvant plus subsister. […] Les assujettis de toutes catégories réclament chacun de leur côté. La question, à notre avis, est d’arriver à grouper ces revendications et ces efforts dans le sens d’une action générale et pour obtenir l’unification des situations et des droits, étant bien entendu, comme il va de soi, que nous ne concevons pas une réforme qui diminuerait les avantages acquis. […] L’organisation ouvrière de ce pays ne s’est jamais bornée à grouper des travailleurs pour des actions particulières. Toujours elle a cherché à assigner au mouvement des revendications générales et communes à tous, puisque c’est par là que la solidarité prolétarienne s’affirme de la façon la plus concrète et que peut le mieux se réaliser une union de plus en plus étroite de nos groupements. L’unification et la généralisation des assurances sociales est une de ces actions. La classe ouvrière se doit de travailler à cette réforme générale et de réclamer, dans les institutions nouvelles qu’elle demande, sa part légitime de contrôle et de direction. »
CGT – Programme minimum confédéral de 1921 « Assurances sociales ».
Constatant que le régime actuel des assurances sociales comporte des différences de système pour chaque catégorie d’assujettis, qu’il est d’autre part incomplet, qu’il importe d’en assurer l’uniformité et la généralisation, la CGT demande la création d’un système général d’assurances sociales couvrant tous les risques encourus par les salariés : accidents, maladie, chômage, invalidité, vieillesse, étant entendu que les organisations ouvrières seront admises à prendre part à la gestion de ce système. […] »
Michel, secrétaire d’Union Locale CGT
Gaston, syndicaliste à Solidaires et membre du Réseau Salariat
[1] Ce texte est une version actualisée et enrichie d’un article paru initialement dans la Révolution Prolétarienne, no 804, mars 2019.