Syndicalisme et Nouveau Front populaire

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L’article ci-dessous a été écrit en septembre 2024 pour la revue Contretemps de novembre. L’actualité rapide a pu modifier depuis lors la perception de ce qui s’est produit en juin et juillet 2024, sur les positions du syndicalisme face au Nouveau Front populaire. Mais sans doute pas les grandes coordonnées.

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Nouveau Front populaire : un syndicalisme engagé

Jean-Claude Mamet

 

La mobilisation faisant suite à l’apparition du Nouveau Front populaire (NFP) dès l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, s’est également traduite par un engagement syndical très visible. « Du jamais vu » a pu dire Sophie Binet pour la CGT. Avec raison si on remonte loin en arrière. Cette évolution globale est-elle positive et durable ? Le débat est posé… dans l’urgence.

Nous avions commenté dans un article précédent[1] le livre dirigé par Karel Yon, Le syndicalisme est politique (La Dispute), paru au lendemain du grand mouvement social de 2023 sur les retraites. À ce moment, ce titre était davantage une exhortation à assumer un tel projet pour le syndicalisme qu’à le constater aussi clairement, notamment pour des élections où les partis politiques sont traditionnellement maîtres du jeu. Pourtant, un déplacement s’est bien observé dans l’attitude syndicale générale, même s’il faut nuancer beaucoup en fonction des organisations ou des alliances d’organisations.

Dans les articles publiés dans le blog Syndicollectif.fr, nous avons tenu à classer en deux groupes les huit syndicats qui faisaient front commun en 2023 contre la réforme des retraites, dont l’attitude a été assez différente. Le premier groupe comprend la CFDT, la CGT, la FSU, l’UNSA et l’Union syndicale Solidaires : ces organisations ont appelé à « faire barrage » au Rassemblement national. Elles ont même appelé à manifester dès le samedi 15 juin 2024, moins d’une semaine après la dissolution du 9 juin, inaugurant ainsi une séquence où les mouvements sociaux et citoyens se joignent de facto à l’action politique. Cela ne s’était pas vu depuis l’entre-deux tours des présidentielles de 2002 (contre Le Pen père), et d’une certaine manière (mais sans la CFDT et l’UNSA !) lors du référendum du 29 mai 2005 contre le Traité constitutionnel européen (TCE).

Le deuxième groupe comprend FO, la CFE-CGC, la CFTC : ces organisations sont traditionnellement muettes dans les séquences électorales, certaines au nom de la fameuse « indépendance » inscrite dans la Charte d’Amiens, d’autres sans doute aussi parce qu’un positionnement plus précis les mettrait en porte-à-faux par rapport à une partie de leur base. Entre les deux tours des législatives, où les enjeux se sont aggravés, François Souillot (secrétaire général de FO) a réaffirmé son attachement à la « République », tout en précisant : « Ni allégeance, ni complaisance » (mais que désigne ce « ni, ni » ? le NFP ? le RN ?). François Hommeril (CFE-CGC) en appelle à la « vigilance et au discernement » (même question), ainsi qu’au respect des « corps intermédiaires », et Cyril Chabanier met en avant les valeurs « humanistes » de la CFTC (devant la presse).

Au lendemain du 2ème tour, où la coalition du Nouveau Front populaire arrive en tête, un front commun bien plus ample se rétablit pour défendre les exigences portées depuis longtemps (salaires, assurance-chômage, retraites). L’intersyndicale de 2023 se reconstitue presque au complet : CFDT, CGT, FO, CGC, FSU, UNSA, Solidaires.

Est-il juste, malgré ces attitudes très différentes, de décrire un « déplacement » du champ du syndicalisme et de ses soutiens plutôt vers « la gauche » et contre une droitisation accentuée ? Une étude permet de le visualiser. Il s’agit de l’enquête Harris Interactive, qui mesure les proximités politiques des sympathisants du syndicalisme (au premier tour). Elle est effectuée à chaque élection. Cette étude constate en juillet 2024 « un vote plus marqué pour le Nouveau Front populaire parmi les personnes proches d’un syndicat ». C’est évidemment très clair pour la CFDT, la CGT, la FSU, Solidaires. Mais même pour la CFTC, le vote NFP devance légèrement celui pour le groupe macroniste (Ensemble pour la république) et celui du RN vient encore après. Or, aux élections européennes, le « déplacement » étudié par le même institut était plutôt vers le RN, faisant conclure que « chez les personnes proches d’un syndicat comme chez l’ensemble des Français, c’est la liste du RN qui a emporté le plus de suffrages ». Aux Européennes de juin 2024, le vote RN augmente pour tous les syndicats par rapport aux Européennes de 2019. Il est même en tête pour les sympathisants FO.[2]

A travers ce sondage, on repère aussi que parmi les sympathisants CGT, le vote NFP est ultra dominant, alors que pour la CFDT il est certes en tête, mais juste devant le vote pour le groupe macroniste (Ensemble pour la République). La CFDT s’est battue totalement contre le RN mais elle s’est distancée aussi d’une attitude clairement pro-gauche, ou « pour le programme » du Front populaire, comme la CGT et aussi la FSU (on y reviendra). L’Union syndicale Solidaires a fait « barrage », mais sans afficher ostensiblement de préférence partisane, même si elle constate des exigences communes avec celles portées par le NFP (salaires, retraites, services publics).

On a pu dire que « Le syndicalisme est politique », mais on voit qu’il faut nuancer et  observer à la loupe chacune des organisations et ce qu’elle représente idéologiquement aux yeux des salariés. Cette « politisation » doit être explicitée en prenant distance avec la question ultra délicate d’une préférence partidaire. Ainsi elle avait été objectivement indéniable en 2023, massive même. Rappelons-nous la démarche intersyndicale conjointe avec l’opposition parlementaire pour obtenir un « référendum d’initiative partagée », retoqué par le Conseil constitutionnel, après l’utilisation brutale du 49-3 pour forcer le passage de la « contre-réforme ».  Nous avions d’ailleurs regretté qu’après l’épisode constitutionnel malheureux (et sans doute mal construit), les syndicats n’aient pas utilisé leur poids politique incontestable pour organiser eux-mêmes une « votation citoyenne ». Et ainsi démontrer la force du refus populaire par des chiffres tangibles, et pas seulement de bons sondages. La CFDT ne l’a pas souhaité. Le débat a eu lieu dans la CGT, et l’idée a subsisté en interne. Sa mise en œuvre unitaire aurait pu servir de fil conducteur interprofessionnel (donc politique au sens plein du terme) aux initiatives syndicales unitaires qui ont suivi après le 1er semestre 2023.  Mais précisément : c’est peut-être la portée explicitement politique d’une telle campagne durable qui a fait hésiter le bloc syndical.

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L’« alternative » : seulement par les partis ?

Avant la dissolution, la question parcourait la population se situant culturellement de gauche : comment résister à la montée sondagière de l’extrême-droite ?

La question vient de loin. Mais sans remonter trop en arrière, arrêtons-nous sur la séquence post-2022. Avant cette présidentielle, le syndicalisme était d’une part divisé, et d’autre part totalement absent des enjeux du second quinquennat de Macron. Non par sympathie pour lui, mais par paralysie à propos du « politique » : il y avait trop de danger à s’en mêler. De plus certains syndicats réputés plus engagés avaient déjà reçu un camouflet cinglant. Au printemps 2021, l’invitation explicite faite par la CGT, la FSU et Solidaires en direction des forces de gauche de soutenir le processus « Plus jamais ça » se heurte à un mur. Les « grands » partis renâclent devant cette intrusion du syndicalisme dans le champ des projets alternatifs, et ayant en outre l’outrecuidance de ne pas soutenir une des stratégies présidentielles en préparation pour 2022 (seules des « petites » forces comme Ensemble ! GDS, Nouvelle Donne, Place Publique, soutiendront l’initiative « Plus jamais ça » !). Quelques mois auparavant, la CFDT avait lancé, avec 60 associations, le « Pacte pour le pouvoir de vivre », une autre manière de prendre syndicalement une initiative politique (et qui avait sans doute inspiré Philippe Martinez à la CGT) …

Mais tout change au moment où le syndicalisme retrouve son unité complète après la séquence présidentielle. Suite au congrès important de la CFDT en mai 2022, des contacts s’opèrent et le syndicalisme engage un processus de rassemblement au long cours, d’abord sur les retraites et l’assurance-chômage. Au cours du mouvement social de 2023, le syndicalisme acquiert un poids politique « objectif », une légitimité à peser sur le destin du pays. À des degrés divers selon les organisations, le syndicalisme alertait sur la nécessité de bouger politiquement, implicitement en direction d’une NUPES critiquée en raison d’attitudes à visée hégémonique (LFI) à contretemps du mouvement réel. Le syndicalisme fait alors valoir ses propres méthodes pour promouvoir « l’intérêt général » (expression cependant refusée par Force ouvrière).

Lors de l’Université d’été des mouvements sociaux d’août 2023, CGT, FSU et Solidaires tirent le bilan et ouvrent d’autres pistes d’action[3]. Murielle Guilbert explique comment certains « politiques » n’ont pas respecté le bon « tempo » avec le syndicalisme. Benoit Teste propose d’élargir la lutte « aux questions politiques », par exemple sur les libertés démocratiques, fustigeant un Macron qui pratique « le déni de la société civile » ou nie que le syndicalisme puisse « porter l’intérêt général ». Sophie Binet estime que Macron est minoritaire à l’Assemblée nationale et dans le pays, jouant dangereusement un « match » entre lui et l’extrême-droite. C’est pourquoi il faut selon elle « tracer des perspectives collectives ». Auparavant, lorsque Laurent Berger passe la main à Marylise Léon en juin 2023, il explique dans Mediapart vouloir engager la lutte contre le RN par « l’action de la société civile ». Il se  dit persuadé d’y parvenir.

Plus tard, le monde politique de gauche s’est fracturé, suite au 7 octobre 2023, aux drames de la situation palestinienne, et aux atermoiements très « stratégiques » de la direction de La France insoumise dans la lutte contre l’antisémitisme. Être aux côtés des juifs de France manifestant le 12 novembre 2023 contre l’antisémitisme était assimilé au soutien à Netanyahou (en raison notamment de l’appel du RN à cette journée). Cette erreur funeste, un large pan du syndicalisme ne l’a pas commise, même si la récupération manœuvrière du RN a semé le trouble. La CFDT et l’UNSA ont appelé au 12 novembre. La CGT, sans appeler au 12, a participé à une soirée commémorative de la « Nuit de Cristal » le 9 novembre 2023, organisée par le Réseau d’actions contre l’antisémitisme et tous les racismes (RAAR). La Ligue des droits de l’homme (LDH) a clairement appelé le 12 novembre.

Ensuite l’épisode terrible de la loi immigration emballée par Macron-Darmanin avec l’appui du RN, tout en sachant pertinemment son entorse constitutionnelle, en disait long sur les dérives du champ politique national. Là aussi une partie du syndicalisme, en plus des mobilisations associatives et syndicales solidaires des migrants du samedi 14 janvier 2024, a voulu donner une portée plus politique à cette dénonciation de la loi en manifestant le dimanche 21 janvier en réponse à un appel de personnalités.

Mais toutes ces positions et ces réflexions vont se cristalliser, après un travail au long cours, au congrès de la LDH le 25 mai 2024. Depuis plusieurs mois des dizaines d’associations et de syndicats, fédérées par la LDH, prenaient position pour soutenir des luttes et alerter sur l’évolution de la société et de sa représentation politique nationale en pleine dérive.  Face à la menace 2027, déjà dans toutes les têtes, la LDH reprend son rôle historique de 1936 pour se mettre à disposition d’une perspective rassembleuse et agir en commun : « Fidèle à son histoire, la LDH se propose d’être, à tous les niveaux et sur tout le territoire, une table commune, ouverte aux discussions impliquant tous les partenaires progressistes de la société civile, associations, collectifs, syndicats et forces politiques pour contribuer à construire une offre unitaire ».

Extraits du congrès de la LDH mai 2024 :

« …La LDH appelle toutes et tous, collectivement, à travailler au rassemblement contre les idées d’extrême droite et ceux qui les portent, à même d’en assurer la défaite en 2027 sur la base d’un nouveau contrat social structuré par les solidarités, fait d’inclusion, de refus des discriminations, respectueux des libertés publiques et promouvant la démocratie. La LDH affirme que c’est la présence d’une telle « offre politique » qui peut rassembler pour assurer la défaite de l’extrême droite dans les urnes.

Fidèle à son histoire, la LDH se propose d’être, à tous les niveaux et sur tout le territoire, une table commune, ouverte aux discussions impliquant tous les partenaires progressistes de la société civile, associations, collectifs, syndicats et forces politiques pour contribuer à construire une offre unitaire. Celle-ci doit assurer dans le champ électoral la défaite de l’extrême droite, mais aussi, et ce sera décisif pour la suite, doit reposer sur l’engagement de mener les politiques démontrant aux électrices et électeurs, et plus largement à toutes celles et tous ceux qui vivent sur le territoire quel que soit leur statut, que la démocratie fonctionne pour eux, que ses processus répondent aux besoins légitimes qu’elles et ils expriment pour bénéficier de l’effectivité des droits.

La LDH exhorte les citoyennes et les citoyens mus par la justice sociale et écologique, qui ressentent déception, trahison ou abandon des politiques, à ne pas renoncer à la bataille politique. En corollaire, elle exhorte les mouvements et partis politiques à travailler avec l’ensemble des acteurs de la société civile pour construire des perspectives d’espoir… »

 

Il est donc très clair que depuis 2023 et ses suites, la perspective d’une implication du mouvement syndical, social et citoyen dans l’alternative de société est posée. Mais il est clair aussi que la direction CGT s’y implique très fortement, jusqu’à laisser entrevoir une sorte de point de rencontre entre l’engagement syndical et celui des forces politiques de gauche et écologistes.

« Il est minuit moins le quart » (Sophie Binet, CGT)

Pour un grand nombre de personnes qui ont accueilli le Nouveau Front populaire avec enthousiasme dans la soirée du lundi 10 juin, au lendemain du dimanche de la dissolution, il s’agit d’une initiative heureuse médiatisée par François Ruffin. Eh bien, il faut mettre ses montres à l’heure ! Dès la matinée du 10 juin, la CGT publiait un communiqué titrant : « Face à l’extrême droite, le front populaire ! »  On y lit aussi : « Notre République et notre démocratie sont en danger. Pour empêcher la catastrophe organisée par Emmanuel Macron et Marine Le Pen d’advenir, l’unité de la gauche est indispensable ».  Certes, François Ruffin parviendra en 48h à rassembler des centaines de milliers de personnes pour un appel au Front populaire. Mais la CGT est… à l’avant-garde (si on peut dire) : en tant que syndicat elle réclame « l’unité de la gauche ». Elle ne cessera ensuite de s’exprimer et d’agir pour que le rassemblement prenne corps, en interaction avec le champ politique à gauche. L’audace surprendra.

Mais ce n’était pas tout à fait une surprise. En mars 2024, pour commémorer les 80 ans du programme élaboré en 1944 par le Conseil national de la résistance (CNR), pour lequel elle joua un rôle important aux côtés des forces politiques de la Résistance, la CGT publie un livret, Les jours heureux, reproduisant le programme du CNR. Ce texte est précédé d’une soixantaine de pages de Sophie Binet, dont la première phrase est : « Il est minuit moins le quart », alertant sur la menace de l’Extrême droite d’aujourd’hui. Il est clair aussi que ces lignes rappellent à la mémoire cégétiste les moments où le syndicalisme s’engage avec des partis politiques. Certes, c’était la guerre. Mais toute cette séquence de 1944 avait été précédée des années du Front populaire, où la CGT divisée puis réunifiée, a joué un rôle déterminant pour forcer un peu la main des « politiques », à partir de février 1934. Nul doute que Sophie Binet a cela dans la tête, notamment lorsqu’elle écrit : « Il s’agit de reconstruire le rapport des organisations syndicales au politique, à l’image de ce qui a fait la force du CNR. Ni courroie de transmission des partis politiques, ni organisation corporatiste n’ayant pas voix au chapitre… la CGT entend bien se mêler des questions d’intérêt général, et jouer tout son rôle, en toute indépendance, dans le débat politique.[4] »

Les jours heureux

Il n’est donc pas étonnant que la CGT ait été, en juillet 2024, la pointe avancée du syndicalisme, pas seulement pour combattre le RN (la CFDT, la FSU, Solidaires le font aussi), mais aussi pour prendre part à l’alternative nécessaire.

Certains responsables syndicaux s’en étonneront (dans la FSU ou Solidaires), car sur ces questions potentiellement explosives, tout le monde revient de loin. Nous avons déjà évoqué le refus actif du Traité constitutionnel européen en 2005, précédé d’une crise dans la direction CGT, précisément sur la question du « politique ». Mais ce ne fut qu’un moment passager. En réalité, il faut remonter aux années 1960-1970 et le début des années 1980, pour retrouver une phase où les syndicalismes CGT et CFDT s’étaient fortement impliqués dans les perspectives politiques, à l’époque de l’Union de la gauche et du Programme commun de gouvernement, ce dernier devenu un mot d’ordre scandé dans les manifestations. Mais cet engagement s’est payé au prix fort à partir du tournant social-libéral de Mitterrand en 1983. La CGT a perdu les deux tiers de ses effectifs, et la CFDT s’était éloignée dans le « recentrage » (1978), déjà marqué par l’engagement de sa direction avec le PS et une partie du PSU dans les Assises du socialisme en 1974. Et le « recentrage » ne l’empêchera pas de soutenir (voir de conseiller) le gouvernement de gauche.

La division syndicale a certes amplifié la crise. Mais dans la CGT elle-même, il faut noter que certains responsables avaient estimé assez tôt que la centrale s’était mise « à la remorque » des forces de gauche, en négligeant sa propre élaboration sur les projets de société.[5].  Ainsi à la fin des années 1980, et singulièrement à partir de 1993 (suite à la défaite cuisante de la gauche aux législatives), le syndicalisme de lutte s’est éloigné (presque 30 ans) de tout rapprochement avec le monde politique, y compris en refusant des actions communes. Par exemple sous le gouvernement Jospin, la CGT avec Bernard Thibault refuse en 1999 de manifester avec le PCF (et d’autres) sur la question brûlante des licenciements. Et elle met au point la fameuse doctrine rabâchée à satiété : « indépendante mais pas neutre ». Comprenons cependant que la CGT est particulièrement contrainte à la prudence en raison de son rapport historique au PCF (un sondage régulier depuis 1993 lui rappelle constamment son image trop « politisée »).

La direction CFDT, quant à elle, a fait un véritable tête-à-queue qu’elle finira aussi par payer cher, en pactisant de fait avec des gouvernements de droite (Juppé 1995, Raffarin 2003), mais aussi avec Hollande après 2012, par exemple en réécrivant elle-même la première mouture jugée trop provocatrice de la loi Travail El Khomri en 2016.

Face au néolibéralisme, la neutralité est impossible

Le débat sur le rapport au « politique » reprend incontestablement à nouveaux frais, une fois vécue, expérimentée, et ressentie la nausée des régimes autoritaires néolibéraux, inaugurés par le quinquennat Sarkozy. On se souvient qu’il a tenté sans vergogne de chevaucher certains imaginaires de la gauche (Jaurès !) pour mieux l’anéantir, et appelé à respecter « ceux qui se lèvent tôt » (les ouvriers dont la gauche ne parlait plus), expression qu’un Gabriel Attal reprend à satiété. La parenthèse dite « normale » de Hollande fut un désastre destructeur : ce fut en réalité la « normalisation » du néolibéralisme. Et Macron, malgré son « en même temps » inaugural, a entrepris de rabaisser le syndicalisme à un rôle totalement neutralisé, entremetteur professionnalisé du compromis avec les chefs d’entreprise. Le tout en promouvant au nom d’une vision prétendument « universelle » l’individu entrepreneur de lui-même. C’en était trop pour la CFDT, dont la culture est depuis toujours à la recherche d’une vision de l’intérêt général où elle jouerait un rôle objectivement politique. La gouvernance néolibérale est totalisante, et elle prétend commander à tout ce qui fait sens en société. Elle force donc soit à la reddition, soit à la prise de parti et à des actes.

Le livre de Laurent Berger sorti à l’été 2023[6] promeut une sorte de social-démocratie renouvelée, mais déterminée à agir (« Je ne suis pas anticapitaliste, mais pour une économie de marché responsable et régulée »). Il explique clairement que le réseau syndical et associatif du Pacte du pouvoir de vivre, où la CFDT joue un rôle moteur, est « un véritable projet pour la société ». « Le maître mot de mon engagement », explique-t-il, « c’est l’émancipation » Sa critique du mal-travail est pertinente, y compris en mettant en cause le « lien de subordination », en le régulant par « le rapport de force ». Il termine son livre en écrivant : en 2023, « le monde du travail s’est mis debout… Désormais, nul ne pourra plus compter sans lui ». Certains ont pensé à lui pour Matignon, mais il a sans doute mieux à faire…

Quel type d’engagement syndical ?

Le choix d’un exécutif très droitisé autour de Michel Barnier, et le bannissement symétrique de la gauche comme hypothèse de gouvernement, sont le produit différé de décennies d’offensives hyper-idéologisées. Impossible pour ce personnel politique d’imaginer qu’une gauche gouverne. Cette situation conduit presque mécaniquement à un rapprochement plus resserré entre le syndicalisme, les réseaux militants et le besoin d’alternative générale. Cela explique aussi la réflexion, progressive et déterminée, de la Ligue des Droits de l’Homme, en vue de tenir une « table ouverte » dans ce sens.

Marylise Léon, qui a succédé à Laurent Berger, a dû tenir compte dans son expression publique du fait que la CFDT et son audience large étaient il y a quelques années en proximité bienveillante avec le « premier » Macron de 2017 (lui-même issu de l’expérience Hollande). Mais le congrès CFDT de mai 2022 a enregistré un tournant, qui a permis le front unitaire de 2023 et ses effets politiques. Aussi Marylise Léon est-elle allée jusqu’à prendre position sur le poste de Premier ministre : « Moi, en tant que citoyenne, je pense que c’est légitime que le bloc qui arrive en tête [donc le NFP] pose les conditions, et qu’on parte de leur programme. C’est quand même ce qu’ont demandé les citoyens !», a déclaré la syndicaliste le 11 juillet (France Inter, repris dans Les Échos). En revanche, au vu de l’évolution chaotique de l’automne 2024, la CFDT ne rejoint pas l’appel CGT, FSU, Solidaires du 1er octobre 2024. L’intersyndicale se réunit cependant sur la manière d’agir face au racisme et au poids du RN dans le monde du travail.  Des échanges ont également lieu  sur l’abrogation de la réforme des retraites (et l’attitude face à la niche parlementaire du RN le 31 octobre, sur ce sujet).

La FSU est également en recherche. Depuis au moins 2023, Benoit Teste alertait sur la gravité des menaces dans le champ politique alors que la société s’était mobilisée. L’accélération de juin-juillet 2024 a forcé le rythme. Le numéro de septembre de la revue POUR de la FSU précise la démarche initiée vis-à-vis du Nouveau Front populaire (NFP). D’abord le rappel des exigences revendicatives, la participation aux mobilisations intersyndicales du samedi 15 juin, et le constat qu’elles sont intégrées dans le programme du NFP. Dans ces conditions, et avec la CGT, « la FSU a exprimé son soutien aux candidat·es du Nouveau front populaire (NFP) lors des élections législatives. Cela a été un exercice délicat et inédit de la part des syndicats de la FSU qui entendent préserver leur autonomie et leur indépendance ». L’article précise : « Une décision totalement inédite pour la FSU ». En effet, la FSU, née en 1993, n’a pas derrière elle le poids des années d’Union de la gauche, contrairement à la CGT (et même à la FEN et l’UNSA). Elle a dû reconstruire une réflexion et une attitude. Elle insiste sur sa proximité avec la CGT dans cette séquence, une CGT très active (des voix dans la FSU s’en étonnent).  Sollicité par le média en ligne Cerises de septembre 2024, Benoit Teste affine la réflexion : « La période appelle à faire du neuf sur les relations syndicats – partis, qui ne sauraient être l’instrumentalisation des uns par les autres, mais qui ne sauraient être non plus une course ‘’chacun dans son couloir’’ […]. Il faudra formaliser davantage, sans les figer, les cadres d’échange et les cadres militants partout sur le territoire ». Mais : « Tous les possibles sont ouverts ».

L’Union syndicale Solidaires n’a pas la même attitude avec le Nouveau Front populaire. Évidemment la lutte contre l’extrême-droite fait clairement partie de ses fondamentaux. À son congrès de 2021, une motion adoptée partait justement de cette menace pour inciter le syndicalisme à « une recomposition », ajoutant : « par le bas ».  Cette démarche n’a pas été répétée au congrès récent de mars 2024.

Dès le 9 juin au soir, Solidaires est la première organisation syndicale à réagir contre « le danger mortel » du RN. Le 12 juin, elle appelle à « faire front » sur les lieux de travail et dans la rue, en listant 10 exigences, sans nommer le NFP déjà proclamé. Cela restera l’orientation confirmée par Murielle Guilbert, co-déléguée générale, dans le site en ligne Rapport de Forces : « Comme le rappelle SUD Rail, on reste sur notre principe d’indépendance syndicale : donc pas d’appel à voter Front populaire[7] ». Certaines structures s’engagent cependant pour le NFP, comme SUD Éducation. A titre personnel, Simon Duteil, ex-co-délégué général avant mars 2024, publie une tribune où il exhorte le NFP « à inventer un nouvel espace démocratique[8] », et il propose « un comité de vigilance » en cas d’arrivée au pouvoir. Ce débat était dans l’air à ce moment !

Également dans Cerises de septembre, Murielle Guilbert et Julie Ferrua (les deux déléguées générales) explicitent la réflexion : « Si la coalition du Nouveau Front Populaire est arrivée en tête des élections législatives, c’est en partie grâce aux organisations du mouvement social qui se sont mobilisées […]. C’était une position [ne pas appeler explicitement pour le NFP] qui représentait un point d’équilibre interne entre les syndicats de Solidaires qui ont directement appelé au vote pour la coalition du NFP et ceux qui ont fait prévaloir l’indépendance vis à vis des partis politiques ». Elles estiment vouloir éviter « deux écueils possibles[9] » : penser qu’un gouvernement NFP suffirait à lui seul alors qu’il sera entravé par « les tenants du système capitaliste » ; ou « penser que le syndicat peut arrêter d’être un contre-pouvoir » alors que dans l’histoire les exemples de dérives  (de la gauche) « sont malheureusement nombreux. »

Dans ce contexte complexe, les positionnements de Sophie Binet en faveur du NFP au nom de la CGT seront remarqués par leur tranchant : « Un tournant politique majeur » titrera même Michel Noblecourt dans Le Monde (22 juillet 2024). Officiellement, la CGT a appelé à voter « pour le programme du Front populaire » (déclaration le 1er juillet 2024). Chacune des prises de position officielles a été élaborée à la fois au Bureau confédéral (BC), puis à la Commission exécutive (CEC), puis au Comité confédéral national (CCN, instance décisoire entre les congrès) et cela en un temps record, soit un respect des procédures démocratiques, et avec une très solide majorité. Il est possible que certaines abstentions disparates au CCN reflètent une hésitation d’équipes confrontées sur le terrain aux tensions de la situation.

Mais les interviews de Sophie Binet vont incontestablement plus loin que les déclarations du CCN. Ainsi dans l’Humanité du 9 juillet, et alors que les urnes donnent une majorité relative au NFP, Sophie Binet interpelle les partis sur la nécessité d’avancer : « Le Nouveau Front populaire a un devoir de réussite, il ne doit ni trahir ni décevoir ». Elle ajoute : « La gauche doit redevenir le parti du monde du travail ». Rappelons qu’en 1906, au moment du débat sur la Charte d’Amiens, un certain Emile Pouget, secrétaire de la CGT (et syndicaliste révolutionnaire), expliquait : « La CGT est le parti du travail ». Le monument vénéré de la Charte d’Amiens comporte donc plusieurs facettes !

Tout dernièrement, à la Fête de l’Humanité, Sophie Binet, aux côtés de Lucie Castets et Fabien Roussel, répète la même phrase, et ajoute que la CGT, « indépendante mais pas neutre », travaille à « repolitiser le syndicalisme ». Elle propose : « nos rôles, syndicaux et politiques, doivent être complémentaires ». Elle engage à « mener un travail de syndicalisation » car « là où il y a des déserts syndicaux, l’Extrême droite progresse ». Le sondage Harris Interactive le montre aussi.

Nous sommes ainsi revenus à notre point de départ : le syndicalisme est politique. La preuve : il peut même pousser à refonder une gauche digne de ce nom !

Septembre 2024.

[1] J.C. Mamet, « Syndicalisme et politique », ContreTemps n°60, janvier 2024.

[2] On peut trouver ces chiffres sur le blog : www.syndicollectif.fr.

[3] Lire : http://syndicollectif.fr/?p=21939.

[4] S. Binet, préface, in Les jours heureux, Programme du Conseil National de la Résistance, Grasset, 2024.

[5] Cf. sur ce point, Au milieu du gué, 1982, de Jean-Louis Moynot, ancien secrétaire confédéral de la CGT.

[6] L. Berger, Du mépris à la colère. Essai sur la France du travail, le Seuil, 2023.

[7] M. Courtois et G. Bernard « Second tour : les syndicats marchent sur des œufs », https://rapportsdeforce.fr/classes-en-lutte/second-tour-les-syndicats-marchent-sur-des-oeufs-041313338, 13 avril 2022.

[8] S. Duteil, « Un ‘’comité de vigilance’’ pour le Nouveau Front populaire ? », https://blogs.mediapart.fr/simon-duteil/blog/160624/un-comite-de-vigilance-pour-le-nouveau-front-populaire, 16 juin 2024.

[9] Murielle Guilbert, Julie Ferrua, « Indépendance mais pas indifférence », Cerises, 6 septembre 2024.

 

Bibliographie :

Laurent Berger, Du mépris à la colère. Essai sur la France au travail, Seuil, 2023.

Sophie Binet- « Il est minuit moins le quart », précédé de  Les jours heureux  (programme du CNR) – Grasset, 2024.

Jean-Michel Drevon (coord.), Le syndicalisme au défi du 21ème siècle, préface de Paul Devin, IR FSU, Syllepse, 2022.

René Mouriaux, Syndicalisme et politique, Les éditions ouvrières, 1985.

Jean-Louis Moynot, Au milieu du gué, PUF, 1982.

Karel Yon (dir.), Le syndicalisme est politique. Questions stratégiques pour un renouveau syndical, La Dispute, 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] J.C. Mamet, « Syndicalisme et politique », ContreTemps n°60, janvier 2024.

[2] On peut trouver ces chiffres sur le blog : www.syndicollectif.fr.

[3] Lire : http://syndicollectif.fr/?p=21939.

[4] S. Binet, préface, in Les jours heureux, Programme du Conseil National de la Résistance, Grasset, 2024.

[5] Cf. sur ce point, Au milieu du gué, 1982, de Jean-Louis Moynot, ancien secrétaire confédéral de la CGT.

[6] L. Berger, Du mépris à la colère. Essai sur la France du travail, le Seuil, 2023.

[7] M. Courtois et G. Bernard « Second tour : les syndicats marchent sur des œufs », https://rapportsdeforce.fr/classes-en-lutte/second-tour-les-syndicats-marchent-sur-des-oeufs-041313338, 13 avril 2022.

[8] S. Duteil, « Un ‘’comité de vigilance’’ pour le Nouveau Front populaire ? », https://blogs.mediapart.fr/simon-duteil/blog/160624/un-comite-de-vigilance-pour-le-nouveau-front-populaire, 16 juin 2024.

[9] Murielle Guilbert, Julie Ferrua, « Indépendance mais pas indifférence », Cerises, 6 septembre 2024.

 

 

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