En cet automne 2022, alors que les nuages s’amoncellent sur le monde du travail et toute la société (droits sociaux piétinés, inflation hors de contrôle, violences et guerre, cataclysmes climatiques…), les coordonnées du débat public évoluent : dans le syndicalisme, dans la gauche et l’écologie. Toutes les organisations syndicales se parlent, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps. Et les forces de gauche et écologiques ont formé la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (NUPES). Des échanges ont lieu, avec des difficultés pour converger. C’est la lancinante question des rapports du « social » et du « politique » qui rebondit à nouveau. Le groupe d’animation de Syndicollectif pose ce débat.
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Syndicalisme et politique : quel dialogue possible ?
L’ordre du jour syndical est bien rempli. Mais la nouveauté, c’est qu’un début d’espace commun intersyndical d’échange est apparu depuis l’été 2022, après le congrès confédéral CFDT. En juillet, deux annonces concomitantes sont faites. D’une part, la CGT et l’Union syndicale Solidaires appellent à une journée nationale de grève pour le jeudi 29 septembre, avec un objectif revendicatif centré sur les salaires. Et en même temps, une réunion intersyndicale complète (CFDT, CGT, FO, CFTC, CGC, UNSA, FSU, Solidaires, organisations de jeunesse) se réunit et se prononce pour défendre les salaires en affirmant notamment qu’ils constituent « la base du partage des richesses ». Cette prise de position n’appelle à aucune action, mais n’exclut rien.
Un dialogue intersyndical inédit
En somme, chaque organisation connaît et reconnaît les contraintes des autres. L’appel à la grève pour le 29 septembre, par exemple, n’entrave pas la poursuite du dialogue avec les syndicats qui n’y appellent pas, et inversement. Et ces deux niveaux de rencontres et d’unité se poursuivent. Chacun sait que le dossier des retraites va rebondir, de même que l’obstination de Macron pour sanctionner les chômeurs-euses. Et là encore une large déclaration commune condamne la nouvelle réforme du gouvernement.
Or sur la question des retraites, le contexte syndical est changé depuis 2019. Il ne s’agit plus du bouleversement de la retraite à points (dont le principe est soutenu par la CFDT), mais de mesures « paramétriques » : l’âge de départ, la durée de cotisation pour le taux plein, etc. Et sur ce point, le congrès CFDT a été très clair : la CFDT « s’opposera à toute réforme paramétrique » (voir notre article ici : https://wp.me/p6Uf5o-4L). Tout dernièrement, Laurent Berger a prévenu d’une « forte conflictualité » (« avec les autres syndicats ») dès lors que Macron confirmerait une blitzkrieg, annoncée le 12 septembre avec la presse.
Il faut bien entendu être prudent sur la portée de l’engagement de la CFDT à agir autrement que par des déclarations médiatiques. Elle n’a plus guère la capacité de mobiliser lors des manifestations, comme les timides esquisses en 2019 l’avait montré. Mais il semble que Laurent Berger, fort de son congrès de mai 2022 qui demandait une certaine fermeté (et qui constatait qu’en réalité la CFDT ne progresse pas, ni sur sa stratégie des petits pas revendicatifs, ni sur la syndicalisation), n’a pas l’intention de faire trop de cadeaux au Président de la République. Il menace même de quitter sa participation au fameux Conseil national de la reconstruction (CNR).
L’avenir n’est pas écrit. Mais nous sommes bien en présence de deux espaces syndicaux en partie imbriqués l’un dans l’autre, et d’un dialogue possible pour l’action. Tout isolement public de Macron, qui n’a pas de majorité parlementaire et joue sur la veulerie de LR, mais aussi sur le pari d’un manque de réactivité syndicale, est bon à prendre. Dans un tel contexte, il serait irresponsable de ne pas cultiver la possibilité d’un front syndical le plus large possible. Toute la difficulté est d’agir avec deux espaces syndicaux en partie superposés, et dont les objectifs ne se confondent pas : le front habituel du syndicalisme de lutte et la possibilité d’un élargissement pour affaiblir Macron sur le plan politique.
Pour le 29 septembre, appellent à la grève CGT, FSU, Solidaires et les syndicats étudiants et lycéens. Et ensuite ? La NUPES, notamment la France insoumise, avait dès l’été proposé une « marche » en octobre rassemblant le mouvement social et les forces politiques. Mais les choses se compliquent sur la manière de faire.
Quelle suite au 29 septembre ?
Même si un dialogue intersyndical s’est noué, les divergences demeurent. C’est très clair. Dans son interview interne à la Newsletter CFDT (voir ici : https://wp.me/p6Uf5o-4Wy), L. Berger n’insulte pas les organisateurs du 29 septembre. Mais il argumente son refus de participation. Il ne veut pas, dit-il, « laisser croire que l’on peut obtenir des augmentations de salaires généralisées…avec une manifestation interprofessionnelle ». Il préconise donc des actions d’entreprise. Or celles-ci ont lieu : pas besoin d’une confédération syndicale pour cela ! Donc à quoi sert un syndicalisme confédéré sur la question salariale ? Berger le dit implicitement : à rien. C’est un étrange renoncement. S’il convient bien d’agir dans les entreprises, cette action est plus porteuse de résultats s’il existe un rapport de force social pour soutenir la lutte sur les salaires. Par ailleurs, tout le monde ne dispose pas d’un syndicat dans son entreprise, loin de là.
Berger invoque un deuxième argument : il ne veut pas « renverser le gouvernement », mais « défendre les travailleurs ». Donc il critique le caractère « politique » de la journée du 29 septembre (ou de ses suites en octobre). Ce faisant, il dépolitise sciemment la question salariale. Mais c’est justement la question qu’il faut résoudre, y compris pour l’enjeu des retraites (pour l’augmentation des cotisations et du salaire total).
Depuis l’automne 2021, les conflits salariaux s’accumulent. L’inflation est hors de contrôle. Le gouvernement est contraint de distribuer de la monnaie par des primes ou des « rabais » totalisant plusieurs dizaines de milliards d’euros (par crainte de la menace permanente d’un retour des Gilets jaunes !). En réalité, les multiples primes et autres « boucliers » du gouvernement ne font que protéger le patronat et surtout les multinationales : au lieu d’augmenter les salaires, on dépense l’argent public financé par les contribuables.
Mais le syndicalisme interprofessionnel de lutte ne parvient pas jusqu’ici à faire des salaires un axe qui lui redonne une puissance d’agir. Pour cela, il serait justement nécessaire de repolitiser le salaire, non comme une rustine sur le « pouvoir d’achat », mais comme une appropriation de la valeur crée par le travail. C’est ce à quoi par exemple s’évertue la CGT en publiant pendant tout l’été 2022 des fiches argumentaires sur ce point. Mais il faut reconnaître que les trois journées interprofessionnelles de luttes depuis septembre 2021 n’ont pas été des réussites, alors que les conflits sectoriels abondent. Il n’y a pas de vrai débat syndical public pour expliquer cette situation. Dans la CGT, le « débat » oppose les partisans caricaturaux d’appels incantatoires à la lutte des classes, et une direction confédérale qui peine à démocratiser et politiser la discussion (ou parfois « sermonne » les structures qui ne mettent pas suffisamment en œuvre les décisions prises).
Disons-le : les journées d’action répétitives posent un problème de lisibilité, à fortiori dans un contexte où, depuis un an, la vie politique était structurée par l’enjeu présidentiel. Pour surmonter ce décalage, peut-être aurait-il fallu que l’action syndicale interprofessionnelle prenne sens dans le débat politique national (par exemple contre la négation des salaires par le libéralisme macronien). La division des gauches a empêché cette implication syndicale dans le débat public, mais aussi la division syndicale, et pas seulement sur les salaires (sur le lien entre le social et l’écologie aussi, avec le Collectif Plus jamais ça, dont nous parlerons plus loin).
Dans ce contexte, il est normal que les syndicats qui appellent au 29 septembre soient en capacité d’en mesurer les effets avant tout autre décision. Un syndicat qui appelle à faire grève est contraint d’analyser le retour des salariés-es, leur degré d’engagement, etc. Il est donc compréhensible que la CGT, la FSU, Solidaires, hésitent à se rallier d’emblée à une manifestation politique proposée par la NUPES, d’autant qu’elle n’a pas vraiment été décidée en commun. L’hésitation syndicale ne signifie pas forcément une divergence de fond, mais un problème de méthode de travail. Benoit Teste, pour la FSU, n’exclut pas des formes de « soutien ou de bienveillance », tandis que Céline Verzeletti (CGT) envisage aussi d’autres initiatives « pour élever le rapport de forces » (Le Monde du 14 septembre). Simon Duteil (pour Solidaires) est davantage critique en expliquant : « nous ne voulons pas être embarqués sur des champs qui ne sont pas syndicaux » (ce qui est une reprise classique de la Charte d’Amiens, nous y reviendrons).
N’y avait-il pas la possibilité, avant et après le 29 septembre, d’amplifier la portée politique de la lutte pour les salaires, par des débats ou meetings publics, avec invitation ou -pourquoi-pas- coorganisés avec la NUPES mais aussi avec d’autres ? Avec la participation d’économistes, d’Attac, etc. Dans une telle campagne, la perspective d’une « marche » serait peut-être venue mais pas plaqué du sommet et sans concertation. En tout cas, à l’échelle locale, des rapprochements sont à étudier entre équipes syndicales interprofessionnelles et forces politiques et associatives.
On ne peut pas exclure cependant que l’accélération du calendrier de Macron sur les retraites mette tout le monde d’accord…
Quel espace possible de dialogue entre syndicalisme et politique ?
On voit donc que « des deux côtés » (si on peut dire), il y a des obstacles momentanés. Sont-ils surmontables ? Sans doute, mais cela nécessite beaucoup de précautions, et sans doute des clarifications.
La première exigence est de vouloir trouver une solution. Donc de ne pas théoriser un mur infranchissable entre l’action sociale (dans toute sa complexité et diversité) et l’action politique pour une visée émancipatrice. Prétendre à une impossibilité de dialogue actif, c’est très clairement, soit renoncer au changement de société (mais tout le monde se réclame de la « transformation sociale », sauf Force ouvrière, qui pourtant défend encore la Charte d’Amiens), soit en remettre la responsabilité exclusive à l’un des acteurs.
Pour certains, c’est aux politiques (et donc à l’Etat in fine) de trancher seuls. La société n’agit pas, sauf quand elle vote. Inversement, d’autres imaginent que seuls les mouvements sociaux sont porteurs de la solution. C’est bien cet imaginaire que portaient les rédacteurs de la Charte d’Amiens (voir notre article sur la revue N° 19 Les Utopiques de Solidaires : « Les utopiques nous parlent de politique » : https://wp.me/p6Uf5o-4C8). Pour d’autres encore, il est possible d’imaginer une dialectique entre une action gouvernementale de gauche et une mobilisation sociale qui soit une force d’impulsion et qui évite l’enlisement gouvernemental dans la gestion.
Lorsque Laurent Berger ne veut pas participer à une action « politique », il ne peut ignorer que la CFDT a historiquement été porteuse d’une visée « d’intérêt général » et qu’elle le demeure dans ses textes. Par ailleurs, il n’est pas le dernier à évoquer les enjeux écologiques ou encore la question de la répartition des richesses, ce qui n’est pas dénué de toute dimension politique. En fait, ce positionnement n’est pas très clair. Il l’est encore moins si on se souvient des liens tissés pendant le quinquennat Hollande, sans grande transparence, et dont les lois Touraine et El Khomri portent encore la trace. Sur le rapport au politique, la CFDT a encore besoin de clarification… D’ailleurs participer au Conseil national de la reconstruction de Macron, c’est tout de même encore participer au débat public général.
Quant à la CGT, elle a mis un temps très long à se débarrasser non pas d’une vision du dépassement du capitalisme (nécessaire, sinon que veut dire « l’émancipation individuelle et collective » dans ses statuts ?), mais de la subordination à un parti pour le faire. Dès la fin des années 1970, Jean-Louis Moynot, secrétaire confédéral CGT, estimait que le soutien pur et simple au Programme commun de la gauche avait empêché le syndicat d’avoir sa propre vision du changement social, pour la confronter avec les partis. Mais la rupture du « cordon ombilical » (avec le PCF) a oscillé entre une certaine forme de « dépolitisation » et la nostalgie d’un rôle renouvelé du Parti communiste. Le résultat est une CGT sans vision partagée, et une difficulté particulière à se situer dans le champ des relations au politique.
La création d’un espace commun de dialogue avec les forces politiques, pouvant déboucher sur l’action, est donc nécessaire. Sans reproduire une forme de soumission, ou encore moins un pacte secret avec les décisionnaires politiques.
Deux expériences récentes ont montré cependant la difficulté de l’entreprise dans un contexte de recul général des perspectives émancipatrices.
Thomas SAMSON / AFP (manif La Fête à Macron)
Le 26 mai 2018, ce fut la journée appelée « La Fête à Macron ». Au moment où le conflit des cheminots contre la désagrégation de leur statut avait suscité un soutien unitaire de toutes les organisations politiques de gauche et écologistes, un pas en avant avait été proposé par la Fondation Copernic : une manifestation commune dans toute la France. Le succès était limité, peut-être parce que la dimension alternative n’était pas au premier plan. Par la suite, la question d’un Forum commun a été évoquée. Mais le projet s’est ensablé, surtout faute de relai syndical.
Au printemps 2020, le Collectif Plus jamais ça a vu le jour, faisant converger 18 organisations syndicales et associatives. Il a très vite porté au débat public 34 propositions, dans une synthèse entre le social et l’écologie. En mai 2020, le collectif propose aux forces politiques un échange, en espérant un soutien public. Mais ce soutien n’est pas venu, chacune des « grandes » organisations politiques privilégiant alors son propre agenda. Ce fut une douche froide.
Ces deux expériences peuvent expliquer une certaine prudence.
Pour qu’un espace pérenne soit possible, sans doute faut-il respecter quelques règles communes. Le pluralisme politique est bien sûr la condition première. Mais il peut y en avoir d’autres :
-respecter les calendriers et les contraintes des uns et des autres.
– trouver la bonne manière d’agir pour ne mettre personne en porte-à-faux. Décider une manifestation n’a pas le même sens ou les mêmes contraintes pour un syndicat, une association et une force politique. Notamment lorsque le syndicalisme est déjà engagé dans un processus d’action.
Il y a nécessité aussi de prendre le temps du débat sur le fond. Par exemple les débats qui ont surgi à la Fête de l’Humanité sur le « travail » et « l’assistance sociale » n’a pas le même sens sur le plan strictement politique (gagner des électeurs qui désertent le vote de gauche) ou sur le plan syndical : quelles sont les aspirations des salarié-es dans le travail « concret » d’aujourd’hui ? Quelle démocratie au travail ? Comment les jeunes vivent leur rapport au travail avec une exigence de sens pouvant aller jusqu’à la démission d’un CDI pour s’engager différemment et ailleurs ? Le collectif des Ateliers Travail et Démocratie (une assemblée a eu lieu le 24 septembre à la Bourse du travail de Paris), où participent universitaires et syndicalistes, visent à poser ces débats. Le rapport au travail devient progressivement un enjeu de premier ordre pour que le syndicalisme retrouve un espace d’écoute auprès des travailleurs et des travailleuses de tous âges.
La construction d’un langage commun pour une alternative désirable est un défi de grande ampleur à l’heure où le macronisme est repoussé et affaibli, mais où l’extrême-droite marque des points dans les couches populaires. Nous n’avons pas le droit à l’erreur.
Le groupe d’animation de Syndicollectif. 26-09-2022.