Comme annoncé (dans la page N°1 ici : http://syndicollectif.fr/?p=26445) le magazine Silomag publie ce mois de juillet 2025 une série d’entretiens passionnants avec des responsables syndicaux de premier plan : CGT, FSU, CFE-CGC. Les mêmes questions ont été posées à chacun et chacune.
- Silomag, n°19, juillet 2025. URL: https://silogora.org/etre-dans-un-syndicat-encore-plus-a-la-cgt-faconne-politiquement/
«Être dans un syndicat, encore plus à la CGT, façonne politiquement»

Thomas VacheronSecrétaire confédéral de la CGT
Dans cet entretien, Thomas Vacheron, secrétaire confédéral de la CGT, revient sur la spécificité du syndicat comme outil qui cherche à réunir les travailleurs sur leurs intérêts communs. Seul contre-pouvoir dans l’entreprise, le syndicat construit du collectif et des solidarités concrètes pour une société plus juste et devient l’un des derniers remparts progressistes contre la montée des idées d’extrême droite. Indépendante, la CGT n’en est pas neutre pour autant, comme elle a pu le montrer encore une fois en juin 2024 en soutenant un programme qui offrait des débouchés politiques aux luttes menées notamment contre la réforme des retraites.
Comment articuler les rôles des syndicats et des partis ?
Pour les articuler, il est important d’abord de bien identifier leurs différents rôles :
Un parti réunit sur son programme, sur un projet. Il attend donc des adhérents d’être alignés dessus, au sens de partager des positions communes pour un programme et un projet sur le type de société qu’on veut.
Le syndicat c’est un outil, c’est même le seul outil aux mains des travailleuses et travailleurs pour se défendre et s’organiser au sein de l’entreprise, où on passe toutes nos journées et de plus en plus toute notre vie. En France, le syndicat réunit les travailleurs sur leurs seuls intérêts communs. Cela justifie une ouverture de principe à tous les travailleurs, sur leurs seuls intérêts et au-delà de leur éventuel choix partidaire.
À la différence d’un parti, le syndicat ne recrute pas sur un programme, mais sur la préoccupation et les besoins immédiats des salariés. Alors que le parti c’est un choix politique, le syndicat pour les salariés, ce n’est pas un choix, mais un besoin. En organisant les salarié·es, le syndicalisme est un contre-pouvoir social au sein des entreprises, là où il y a le moins de droits pour les salariés, le moins de loi protectrice, de fait là où il y a le moins de démocratie.
Mais être dans un syndicat, et encore plus à la CGT, façonne politiquement. En défendant ses intérêts de travailleurs, on arrive de fait à défendre des pistes pour une autre société, moins inégalitaire et plus solidaire. On n’a pas besoin d’être « progressiste » pour entrer dans un syndicat, mais y être aide à le devenir (on le voit par exemple sur le vote RN qui est moins important quand il y a une proximité syndicale). Par ses formations et ses diverses formes « d’éducation populaire », le syndicalisme participe à changer les idées des adhérent·es et à leur faire prendre conscience de l’intérêt du collectif, des actions de solidarité concrètes ; et du fait qu’unis on est plus fort que divisés.
Le syndicat devient le dernier rempart progressiste aujourd’hui contre la montée de l’extrême droite. L’intérêt aussi de l’ouverture du syndicat est que l’ensemble du salariat puisse bénéficier de cet outil et de ce vecteur de conscientisation et de politisation, que n’assurent plus ou trop peu les partis politiques progressistes.
C’est cette différence fondamentale entre syndicats et partis qui amène à devoir assurer une articulation essentielle entre eux : l’indépendance. Des appels communs ou parallèles sont possibles, mais ils ne doivent jamais remettre en cause l’indépendance syndicale. L’intérêt c’est d’une part, que les syndicats ne soient pas fermés sur eux-mêmes sur une base trop étroite. C’est d’autre part s’assurer que les syndicats constituent un contre-pouvoir, que le gouvernement soit de droite (éviter les contre-réformes) ou, réellement, progressiste (pour le forcer à appliquer son programme, et les revendications spécifiques syndicales, comme en 1936). L’histoire est là pour nous le rappeler : nous savons qu’il y aura besoin de contre-pouvoirs dans les entreprises et dans la rue pour éviter les divisions et les trahisons.
Indépendance ne veut pas dire neutralité. En écho à d’autres moments de notre histoire où la CGT a su prendre ses responsabilités, cela se retrouve dans notre pratique actuelle, car il y a un an, le 10 Juin 2024, au matin, la première organisation collective à dire « face à l’extrême droite, Front populaire », c’est la CGT. Ce fut le cas aussi pendant la campagne, où nous avons pris notre place, sur nos revendications syndicales, dans ce combat commun dans les entreprises et les services, contre l’extrême droite et pour le progrès social.
Les forces syndicales et politiques doivent-elles s’additionner et se compléter, et si oui, comment ?
L’exemple des législatives de 2024 a mis en évidence le rôle crucial des syndicats dans la mobilisation contre l’extrême droite en demandant l’unité politique face à ce danger mortel.
Mais dans la construction d’un rapport de forces d’ensemble, nous avons besoin de tenir compte des problématiques unitaires différentes et du fait que le temps syndical et le temps politique ne sont pas forcément les mêmes. La pratique et l’idée que nous cherchons à développer, c’est d’être majoritaire à chaque étape de l’action syndicale. Dans le nécessaire développement du syndicalisme, nous cherchons à nous implanter dans les entreprises et les services pour plus et mieux organiser le salariat, car notre seule force, c’est son nombre, mais il n’a d’efficacité que s’il est organisé. C’est aussi dans ce sens que nous engageons le travail en commun avec la FSU, pour rassembler le syndicalisme de transformation sociale, afin de lutter contre l’émiettement sans fin et de redonner des perspectives positives pour tout le salariat.
Il y a besoin d’un débouché politique aux revendications syndicales. Le syndicalisme porte ses revendications directement dans l’entreprise (augmentations des salaires, égalité professionnelle, application des 35 heures etc.), mais également au niveau national et de la loi (indexation automatique de tous les salaires sur le prix, Smic à 2000€ brut, rétablissement des CHSCT etc.). Pour ces dernières, le débouché politique est important et nécessaire. Cela a été le sens de la campagne de la CGT en faveur du programme du Nouveau Front populaire (NFP) en juin dernier : un soutien à un programme qui reprenait nombreuses de nos revendications.
Par ailleurs, s’il n’y avait pas eu de mobilisation en 2023 sur les retraites, le gouvernement n’en parlerait plus. En 2019 sur la retraite par point, comme en 2023, aucune autre force que le syndicalisme ne peut mobiliser par millions et rassembler autant la population. Nous considérons que le résultat des élections législatives de l’an dernier est aussi un effet différé de cette mobilisation. Elle explique en partie le résultat du NFP, mais aussi la défaite électorale de tous ceux qui ont défendu le projet de retraite à 64 ans. Aujourd’hui, ce sont justement les perdants de ces élections qui dirigent le gouvernement, mais un gouvernement minoritaire dans l’Assemblée et dans le pays. Nous avons aussi conscience qu’il n’y a, aujourd’hui, pas de majorité progressiste alternative.
Quels axes vous semblent prioritaires à développer pour un rapport syndicalisme / politique efficace ?
Un des problèmes percutant une bonne conjugaison de l’action politique et syndicale est l’instrumentalisation dont font trop souvent l’objet les syndicats, les syndicalistes et même certaines luttes sociales. Ces dernières peuvent être dévoyées par des interventions politiques gênant la construction unitaire au lieu d’aider à ouvrir des perspectives, voire même modifier l’objectif premier qui est le succès revendicatif.
Depuis deux décennies, les réflexions sur les rapports entre syndicalisme et politique ont surtout été menées du côté syndical où elles font l’objet de discussions régulières. Les choses bougent et sont en train de se modifier y compris en intégrant le mouvement associatif et citoyen. Les mobilisations doivent respecter l’indépendance des différents acteurs, lesquels peuvent avoir des formes différentes. Sur le plan politique comme syndical, les comportements hégémoniques ou identitaires figés apparaissent contre-productifs, freinent l’élargissement des mobilisations et sont réducteurs du rapport de force à construire.
Un autre volet reste les problématiques de mélange des genres et d’instrumentalisation de l’outil syndical. L’objet du syndicat n’est pas de traiter les différents politiques ni d’être leur terrain de jeu. Nous refusons l’instrumentalisation de notre syndicalisme. Nous voulons être l’outil de tous les salariés, pas seulement des salariés politisés ou militants. Le syndicalisme est efficace que lorsqu’il est utile, qu’il protège des reculs ou gagne des avancées, qu’il mobilise et s’implante dans les larges couches du salariat.
Le syndicalisme c’est une représentation directe des intérêts des travailleurs et comme lien avec les réels vécus par le salariat.
C’est avec ce niveau de connaissance et de conscience partagées que nous pouvons et devons travailler avec les organisations politiques, comme nous le faisons avec les associations.
Comment appréhendez-vous les rapports syndicats, patronat et pouvoirs publics ?
Là encore, l’indépendance des décisions et de leurs processus est essentielle. C’est vrai dans les relations entre syndicats et partis ou élus. C’est vrai aussi entre syndicat et gouvernement pour la CGT. Un éventuel accord idéologique ne doit pas déterminer la position du syndicat en lieu et place de sa mission de défense des intérêts des travailleurs qui doit prévaloir en toutes circonstances.
Avec le patronat, l’indépendance y compris financière doit être la règle dans les relations. Celles-ci s’opèrent par des négociations et des compromis qui ne peuvent être que le résultat du rapport de force établi avec les travailleurs. À tous les niveaux, le syndicalisme CGT tient compte de la réalité et du rapport de force. Dans une entreprise, les délégués vont rencontrer la direction. Ils n’ont pas pour autant l’illusion d’obtenir satisfaction sur leurs revendications. Mais c’est un moyen d’argumenter auprès des salariés et démontrer qu’ils sont leurs représentants légitimes. Ils savent que les avancées n’ont lieu que lorsque le rapport de force leur est favorable. Mais ils participent aux négociations pour dire aux salariés, « voilà ce que nous avons défendu et voici la réponse patronale ». C’est de leurs réactions que dépendent aussi les suites.
Le syndicalisme n’a pas à dire s’il faut ou non censurer et les organisations politiques n’ont pas à s’ingérer dans les stratégies syndicales et c’est aussi ce qui nous permet de rassembler la majorité du salariat.
La CGT veut être un syndicat indépendant, du patronat, de l’État, du gouvernement, des églises et des partis. Tout le monde a sa place à la CGT, quelles que soient ses orientations idéologiques, sauf les militants d’extrême droite.
Depuis 130 ans, la CGT a dû lutter pour cette indépendance avec des hauts et des bas. Mais nous y tenons, nous voulons décider dans nos structures de nos actions et de nos orientations, c’est cela aussi la démocratie. Nos relations avec les autres forces sociales, doivent se faire dans le cadre de cette intelligence collective.
Thomas Vacheron,Secrétaire confédéral de la CGT
«Les forces politiques doivent intégrer les exigences du monde du travail»

Caroline ChevéSecrétaire générale de la Fédération syndicale unitaire (FSU)
Face aux reculs sociaux de ces dernières décennies, comment réagir efficacement ? Dans cet entretien, Caroline Chevé, secrétaire générale de la Fédération syndicale unitaire (FSU), rappelle que syndicats et partis politiques n’ont ni les mêmes fonctions ni la même temporalité. Selon elle, le syndicalisme ne doit pas être la courroie de transmission d’un projet politique élaboré en dehors du monde du travail, mais un espace d’élaboration collective par et pour les salarié·es. Caroline Chevé défend un syndicalisme de transformation sociale, féministe et engagé dans la lutte contre l’extrême droite. Elle énumère un certain nombre de revendications syndicales (sur la démocratie sociale, les conditions de travail, le statut des fonctionnaires, etc.) qui devraient être prises en compte dans le cadre d’une alliance des partis politiques progressistes, de type « front populaire ».
Comment articuler les rôles des syndicats et des partis ?
Syndicats et partis n’ont pas la même fonction. Les partis ont vocation à rassembler les citoyens autour de programmes et d’équipes conçus en vue d’exercer le pouvoir. Les syndicats sont par essence des contre-pouvoirs. Il importe de préserver les différences de point de vue et l’indépendance des uns et des autres. Ce qui ne veut dire ni ignorance ni indifférence.
Le syndicalisme ne peut pas être la courroie de transmission d’un projet politique élaboré ailleurs. Les logiques et la temporalité de la conquête du pouvoir par les acteurs politiques ne se superposent pas nécessairement à celles de la vie sociale. Il importe aussi que les organisations syndicales gardent leur liberté d’analyse, d’interpellation et d’action en toutes circonstances, y compris lorsque des élu·es issus de partis progressistes sont en responsabilité.
Les salarié·es sont en outre demandeurs d’une vie démocratique au travail qui suppose que les organisations syndicales soient des lieux d’élaboration collective sur les différents sujets qui concernent les intérêts matériels et moraux des travailleur·ses : organisation du travail, conditions de travail, droit du travail, rémunération, précarité, sécurité sociale, démocratie sociale, sens du travail, développement économique soutenable et respectueux des ressources, place du travail dans la vie des individus, répartition des richesses, santé, logement, formation…
Les forces syndicales et politiques doivent-elles s’additionner et/ou se compléter, et si oui, comment ?
La démocratie, ce n’est pas uniquement le vote. C’est un ensemble d’interactions, de débats, de conflits et d’arbitrages permanents, au niveau national mais aussi sur le terrain. Par leur implantation sur les lieux de travail, par leur connaissance des processus de production et des réalités sociales, par la place prépondérante qu’occupent la formation, le travail, l’emploi, la santé des travailleurs, les services publics, les congés ou la retraite… les organisations syndicales sont porteuses de revendications qui concernent l’ensemble de la population. Elles contribuent, avec d’autres acteurs, à l’élaboration de ce qu’est, ici et maintenant, la définition de l’intérêt général, par leur participation aux instances de dialogue social, au débat public ou aux échanges entre corps intermédiaires, par exemple au CESE et dans les CESER.
C’est une des raisons pour lesquelles le syndicalisme que nous portons ne peut considérer les partis d’extrême-droite autrement que comme des ennemis de la république sociale pour laquelle nous œuvrons. L’extrême droite véhicule une conception de la société antinomique avec la démocratie sociale, l’égalité des salarié·es, l’égalité entre les femmes et les hommes, la juste répartition des richesses produites, le développement des services publics et de la protection sociale, la solidarité entre les travailleur·ses de la planète.
La conflictualité sociale, l’expression des intérêts de classe, la grève, les manifestations, ce sont des rouages essentiels de la vie en société car ils contribuent à l’émergence sur la place publique de thématiques et de revendications qui n’ont souvent pas d’autre modalité d’expression. La conflictualité est nécessaire au progrès social parce qu’elle permet la prise de conscience, la socialisation, l’émergence de la solidarité et la sortie de l’isolement des individus.
Quels axes vous semblent-ils prioritaires à développer pour un rapport syndicalisme/politique efficace ?
Le concept de « Front populaire » est intéressant en cela qu’il apporte du crédit à l’idée d’une élaboration d’un programme de gouvernement par les partis impliqués sur la base d’une prise en compte des revendications que portent les différents acteurs sociaux, tels que les organisations syndicales et les associations.
Cela peut se faire sur la base d’une unité des forces politiques progressistes, voire contribuer à la construire. Il ne peut s’agir pour le syndicalisme de participer à des logiques de clivage ou de concurrence entre acteurs politiques. Cela peut se faire en respectant les fonctions des uns et des autres, au moyen de débats publics ouverts et transparents, avec l’ambition de rassembler le plus largement possible.
La FSU est un syndicat de transformation sociale, féministe et écologiste, qui œuvre pour une rupture avec le capitalisme, dont on voit qu’il est lancé dans une fuite en avant suicidaire dans l’accumulation des richesses par une infime minorité, dans la brutalisation des rapports sociaux afin de garantir la préservation des dividendes dans un contexte de doutes sur la pérennité des gains de productivité, dans l’appropriation cynique de ressources qui s’épuisent, dans la domination et l’exploitation éhontée de pans de plus en plus larges de l’humanité au profit d’une oligarchie mondialisée.
Actuellement, le rapport de forces est dégradé. Cela résulte des évolutions du capitalisme, des effets sociaux et politiques des crises que nous traversons depuis 2008, des batailles perdues par le passé, des occasions manquées et des promesses non-tenues. Le capitalisme s’est organisé pour assurer la domination idéologique. Inverser ce rapport de forces suppose de rassembler au-delà du noyau dur des forces anti-capitalistes, sans en rabattre sur les objectifs. A la FSU, nous considérons que cette question du rapport de forces est essentielle à l’élaboration mais aussi à la mise en œuvre d’un programme de rupture.
Comment appréhendez-vous les rapports entre syndicats, patronat et pouvoirs publics ?
La démocratie n’est pas complète sans la démocratie sociale, sans la démocratisation du travail, des services publics, des institutions publiques. A la FSU, nous sommes très attachés au « paritarisme », terme générique qui recoupe des réalités différentes, dans les entreprises, dans la fonction publique ou à la sécurité sociale.
S’agissant du statut des fonctionnaires, la loi de transformation de la fonction publique d’août 2019 a rompu les équilibres patiemment construits au cours de la deuxième moitié du XX° siècle, du programme du CNR et du statut de 1946 au statut général de 1983. Ces équilibres résultent des luttes sociales et du rapport de force entre l’aspiration à des fonctionnaires citoyen·nes, eux-mêmes garant·es et acteurs, actrices, de l’intérêt général, et la conception réactionnaire des fonctionnaires soumis·es à la hiérarchie et privé·es de leur libre arbitre. Il importe de revenir sur la privation des droits à participer à l’organisation du service et au suivi des actes collectifs.
Dans les entreprises comme dans le public, il y a urgence à développer la participation des salarié·es à l’amélioration du travail et à l’émancipation des travailleur·ses par la promotion de la santé au travail, l’éradication du sexisme et de ses manifestations les plus insupportables que sont les violences sexistes et sexuelles, de vaincre les risques psycho-sociaux, en particulier ceux liés aux méfaits du management, mais aussi la pénibilité et la souffrance au travail. Cela suppose d’inventer les CHSCT nouveaux dont nous avons besoin.
La sécurité sociale est un champ essentiel de la guerre sociale que mènent les dominants. Il importe de la conforter dans ces missions. Cela suppose de démocratiser son fonctionnement. Le travail occupe une place spécifique dans le lien social, et il importe de le réaffirmer, en faisant reculer la fiscalisation des ressources au profit de la cotisation et en donnant plus de prérogatives aux représentant·es des salarié·es.
On ne sortira pas du capitalisme sans convaincre largement que c’est possible et souhaitable. Cela suppose à court terme de rétablir un partage de la valeur ajoutée qui soit favorable aux salarié·es. On voit à propos des retraites mais aussi de la protection sociale, à quelle point la question du salaire socialisé, des cotisations patronales, est importante en complément de celle de la hausse du salaire direct.
Cela suppose également de procéder à une grande réforme fiscale qui rende à l’impôt sa progressivité et mette beaucoup plus à contribution les foyers les plus aisés et les grandes entreprises. Il faut assurer le financement des services publics, des institutions publiques : éducation, santé, infrastructures, climat et environnement …
Nous alertons sur la crise d’attractivité qui touche toutes les professions sur lesquelles repose l’Etat social : éducation, santé, petite enfance … il y a urgence à augmenter les salaires, améliorer les conditions de travail et reconnaître les qualifications de ces agent·es dont le travail est essentiel à une société moderne. Malheureusement, nous savons que de nouvelles crises sanitaires, sociales, climatiques, environnementales, géopolitiques … sont devant nous et il importe de les anticiper en donnant aux institutions publiques et aux services publics par avance les moyens d’y faire face.
- Silomag, n°19 juillet 2025. URL: https://silogora.org/les-syndicats-doivent-prendre-en-charge-la-dimension-politique-de-leurs-discours/
«Les syndicats doivent prendre en charge la dimension politique de leurs discours»

François HommerilPrésident de la Confédération française de l’encadrement – Confédération générale…
Comment articuler les rôles des syndicats et des partis ?
J’aimerais d’abord repositionner le verbe « articuler » dans le contexte actuel. À l’évidence, nous, organisations syndicales, sommes aujourd’hui confinées dans un rôle de résistance face à la vague de dérégulation néolibérale qui est en train, tel un tsunami, de détruire la finesse, la robustesse et l’intelligence des constructions sociales de l’après Seconde Guerre mondiale. En réalité, même les constructions sociales d’avant la guerre sont menacées. Il faut quand même avoir en tête que l’OIT[1] est créée en 1919 et que certaines de ses conventions fondamentales, ratifiées par plus de 70% des pays du monde, sont remises en cause au seul motif que l’économie doit commander au social. C’est très préoccupant.
Or tout cela n’est possible que parce que les décideurs politiques eux-mêmes ont été convertis, dans un mouvement d’anéantissement de la pensée critique politique, par le lobbying des organisations patronales dont l’authentique motivation est de réduire à néant toute conquête sociale pour permettre aux chefs d’entreprise et aux actionnaires des grandes entreprises de maximiser leurs profits. C’est très clair et c’est incontestable. Le principe du néolibéralisme est d’intégrer le rapport de force économique, qui normalement est extérieur aux limites de l’entreprise (entre le donneur d’ordres et son sous-traitant par exemple, mais aussi entre l’artisan et son client), à l’intérieur de l’entreprise et de l’opposer aux rapports de force sociaux. Le slogan des lobbys patronaux est « si je vous augmente, je ferme la boutique ». Face au conflit social, au 19e siècle, on envoyait les gendarmes ; aujourd’hui, on menace du tribunal de commerce, d’envoyer les huissiers et de fermer l’entreprise, ce qui est toujours d’une grande violence. Le patronat a réussi à développer l’idée que la question sociale est un simple paramètre qui, s’il continue à s’étendre et à grandir, risque de ralentir le développement économique. Or, tout démontre le contraire. À titre d’exemple, si le salaire était l’élément déterminant de la compétitivité d’une entreprise et d’un pays, le Bangladesh serait la première économie du monde.
Dans ce mouvement à l’œuvre depuis une trentaine d’années, les décideurs politiques, de gauche comme de droite, se sont défaits de leur capacité à influencer le quotidien et le réel des gens. Depuis l’époque post-1989, dans l’ensemble des pays de l’OCDE – et particulièrement en Europe –, nous sommes dirigés par des gens qui nous disent qu’il n’y a pas d’autre politique possible, que nous n’avons pas le choix. Or, faire de la politique c’est faire des choix. Par conséquent, à quoi servent les responsables politiques ?
Dès lors, la question de l’articulation entre partis politiques et syndicats pose un authentique problème. Nous – je parle au nom de la CFE-CGC, des cadres, des agents de maîtrise – sommes en résistance. Mais la prise de conscience est générale et sans concession. Avec l’intégralité des catégories du monde du travail – dont certaines, les ouvriers, que je ne représente pas – nous avons cause commune dans cette affaire. À l’inverse, en face de nous, il y a des politiques incultes, impuissants, parce qu’ils l’ont décidé. Voilà pourquoi nous avons peu d’agendas en commun avec les politiques. Nous sommes dans le réel, eux sont dans la virtualité et l’impuissance.
Les forces syndicales et politiques doivent-elles s’additionner et se compléter, et si oui, comment ?
Si dans l’histoire, il y a bien sûr eu des convergences des luttes alliant syndicats et partis politiques, je ne crois pas vraiment en cette convergence. Ce n’est pas notre vision, ce n’est pas dans le corpus de notre organisation. Nous revendiquons une indépendance totale vis-à-vis de tous les partis politiques. En tant que Président de la CFE-CGC, j’ai à cœur de préserver le principe de neutralité du syndicat. Mon seul interlocuteur, c’est le gouvernement. C’est ce qui me rend libre dans mes propos. Je suis très vigilant à être, notamment en période préélectorale, extraordinairement indépendant des slogans, des promesses et des campagnes. C’est la position de la CFE-CGC sur cette question qui ne changera pas.
Je crois beaucoup au paritarisme et à l’équilibre des forces sociales entre elles, entre représentants du patronat et représentants des salariés. On peut faire de bonnes et de belles choses à la condition que le gouvernement mette la balle au centre en matière d’équilibre des forces sociales. Après, nous, on s’organise, on sait faire.
On a des différences entre les organisations syndicales. On n’a pas les mêmes priorités, mais on est très complémentaires. On représente la diversité des opinions dans le monde du travail, et c’est très bien. Je ne supporte pas ceux qui nient notre capacité à être utile et à pouvoir représenter, à travers la diversité de nos organisations, la diversité des salariés. Il en va de même pour ceux qui expliquent que les syndicats ne représentent personne, car ils ont peu d’adhérents, alors même que les partis politiques en ont dix fois moins que nous. Ça n’a pas de sens.
Face au travail de lobbying du patronat pour tenter de convaincre les élus que le seul moyen de sauver la France, c’est de libérer toutes les entreprises de toutes les contraintes, le rôle des syndicats – que l’on ne fait pas suffisamment à mon sens, et avec de maigres moyens – est d’aller chercher des alliés, à gauche comme à droite. De mon expérience, il n’y a pas d’alliés naturels, cela dépend des sujets et on peut avoir des surprises. Certains politiques se déclarent l’allié des syndicats, mais vont promouvoir des réformes nocives pour le camp des salariés. D’autres se disent pro-business alors qu’ils ne le sont pas forcément et peuvent proposer de bonnes réformes. Par exemple Gilles de Robien, membre du gouvernement sous Chirac, bien installé et identifié à droite, a porté, en 1996, quatre ans avant la loi de Martine Aubry, une très bonne loi sur la réduction du temps de travail que tout le monde a oubliée, mais qui développait une efficacité réelle et concrète sur le sujet[2]. Dans le cas du conflit très marquant de notre époque sur la réforme des retraites en 2023, nos principaux alliés ont été le groupe LIOT[3]. N’ayant pas d’attachement politique à droite ou à gauche bien défini, ils ont pu obtenir une assez bonne unanimité de la part des organisations syndicales. Rien n’est jamais simple. Il n’y a donc pas à la CFE-CGC d’attachement par nature à tel ou tel camp politique qui serait, sur un certain nombre de sujets définis techniquement de façon précise, plus ou moins l’allié des syndicats.
Est-ce qu’une forme d’alliance tactique et d’intérêt commun entre un camp politique et des organisations syndicales permettrait une authentique remise en question des politiques néolibérales et la construction d’une alternative crédible ? Aujourd’hui, j’y crois très peu parce que l’on vit dans une société qui est très désidéologisée, en bien ou en mal. Il m’apparaît qu’en matière d’action politique, aujourd’hui, aucun des grands courants majoritaires qui ont gouverné la France depuis 30 ans ne peut s’attribuer la palme d’avoir été plus proche que les autres des revendications sociales.
Je pense aussi que le très faible niveau du personnel politique qui ne cherche pas suffisamment à comprendre les salariés et ne travaille pas assez ses dossiers a tiré le niveau du débat vers le bas. Il en va de même de la corruption par l’argent des élites politiques et économiques. La réduction des coûts et la maximisation du profit de l’actionnaire ne peuvent en aucun cas remplacer le déficit de stratégie. C’est pourquoi il nous faut avoir de l’ambition dans le débat, travailler sur les concepts, ne pas avoir peur de la complexité, parler, réfléchir, objectiver les choses, construire des appareils revendicatifs, les justifier, et finalement les imposer dans le débat au personnel politique qui un jour n’aura pas d’autre choix que de se saisir de ces revendications.
Comment appréhendez-vous les rapports syndicats, patronat et pouvoirs publics ?
Mettre la balle au centre implique que le gouvernement nous confie, dans un cadre très précis et contraignant, les voies et les moyens d’avoir une négociation interprofessionnelle équilibrée entre patronat et salariés. Il faut cesser de nous imposer des réformes injustes, soi-disant pour le bien-être des salariés, qu’un gouvernement ultérieur va s’acharner à défaire et que nous-mêmes, nous considérons comme flattant les intérêts de certaines catégories de la population au détriment des autres. Il faut organiser le cadre de cette négociation de façon à ce que chacun – pour le camp qu’il représente – prenne les mêmes risques face à la non-obtention d’un d’accord. Or, depuis trente ans, la position du gouvernement est plutôt : « négociez ça, et si vous n’y arrivez pas, nous donnerons raison au patronat ». Le résultat est que le patronat ne négocie pas. Il s’en moque en fait et ne va pas prendre le risque de la négociation.
Quant au syndicat dans l’entreprise, il n’a plus tout à fait la même fonction que dans le monde d’avant 1989 où il était vraiment un capteur. Jusque dans les années 1990, quand on signalait un certain nombre de dysfonctionnements ou d’évolutions nécessaires, on avait une oreille attentive des directions, car elles savaient qu’elles en tireraient un bénéfice, notamment en termes de gestion. Avec l’instauration de la norme qualité en 1992 puis des normes IFRS[4] qui s’imposent à toute l’activité ainsi que l’arrivée de cabinets de conseils et autres officines soi-disant spécialisés qui vont venir contraindre l’organisation du travail, tout a basculé dans le processus connexe du discours politique de la régression nécessaire. La partie n’est pas perdue. Il faut s’organiser, avancer et être intelligent ensemble en pensant à une organisation dans laquelle chacun a compris l’intérêt commun qu’il a avec son partenaire. Il faut arrêter de chercher à circonscrire la représentation sociale au plus petit niveau de l’entreprise en concentrant le pouvoir et le dialogue dans cette dernière au détriment notamment de l’interprofessionnel. Cette tendance réduit les capacités d’action des salariés, alors que dans le même temps et de façon contradictoire, les communes – authentiques pouvoirs démocratiques – sont, avec la loi NOTRe, dépossédées de leurs pouvoirs, lesquels sont renvoyés à des administrations toujours plus lointaines et illisibles, sur lesquelles le politique peut exercer son pouvoir indépendamment de la volonté des citoyens.
Quels axes vous semblent-ils prioritaires à développer pour un rapport syndicalisme/politique efficace ?
La difficulté du moment est de réagir efficacement à la régression sociale menée depuis les années 1980/90. Le résultat de cette politique est une économie qui se dégrade, des gens qui sont malheureux, beaucoup d’indicateurs qui s’effondrent, et aucune leçon n’est tirée. Face à cette situation, le parti pris de la CFE-CGC est d’élever le niveau du débat. On fait le constat que la revendication en tant que telle est insuffisante à faire prospérer notre cause. On du mal à mobiliser les foules, même si le dernier mouvement social contre la réforme des retraites a été historique et nous sommes très fiers, les militants de mon organisation et moi-même, d’y avoir participé. Je pense qu’on a posé un jalon à ce moment-là.
Pour répondre ensemble aux politiques de régression sociale, il faut considérer que les Françaises et les Français – y compris les plus jeunes d’entre eux – sont intelligents, cultivés, exigeant, attentifs et tout à fait en mesure de comprendre les enjeux sociaux et économiques. Les politiques veulent les présenter comme une belle bande de débiles, qui sont convoqués à s’exprimer uniquement un dimanche tous les deux ans par le vote. Nous pensons pourtant qu’il y a une aspiration énorme à élever le niveau du débat. En élevant ce niveau, nous pouvons emmener avec nous l’immense majorité de la population qui intuitivement est persuadée de la nécessité du développement social et de la défense du programme du Conseil National de la Résistance. Il faut se battre pour défendre et préserver ce programme dans un objectif social bien sûr, mais aussi dans des objectifs de concorde, de développement économique et d’attachement à un projet collectif.
Pour prendre l’exemple des retraites, le paramètre le plus important à prendre en compte n’est ni le coût ni le fonctionnement par répartition ou par capitalisation, car dans tous les cas ce sont les actifs qui dégagent de la valeur transmise aux non-actifs (même si notamment les jeunes retraités sont aussi extrêmement contributeurs). La question la plus importante est le temps que l’on va passer vivant et en bonne santé. C’est la manière la plus exacte de mesurer le progrès. De l’Antiquité jusqu’au premier régime de retraite des marins crée en 1673, personne ne prenait sa retraite. Beaucoup mourraient au travail. Puis est née l’idée devenue norme qu’après une vie de travail, il y a une retraite. Ce droit sera consacré dans un passage du programme du CNR que je trouve absolument magnifique : « ne plus craindre le fait de vieillir ou d’être malade ». Comme mon oncle, paysan dans la Manche, me le racontait « avant la Sécu, quand il fallait acheter des antibiotiques, on devait vendre une vache ». La retraite nous dit aussi quelque chose de ce que l’on peut se fixer comme objectif. De presque aucune année en bonne santé à la retraite, on est passé à sept ans dans les années 1950, puis huit, treize, quinze, vingt ans, etc. Mais un jour, quelqu’un a dit – on ne sait qui – : « ça suffit, le progrès doit s’arrêter là » et même « si on pouvait régresser un peu, ce serait bien ».
Pour maintenir la place qu’on a réussi à occuper dans le débat en 2023, nous, organisations syndicales, devons désigner l’ennemi, s’organiser, apprendre et être intelligents ensemble. Ce mouvement a été historique, car il nous a réinstallées à un endroit dont on nous avait expulsées. Maintenant, il faut continuer et élargir les frontières pour reprendre la main. Les syndicats doivent prendre en charge la dimension politique de leurs discours, tout en étant totalement indépendants de tous les partis. C’est pour moi le moyen le plus efficace pour lutter contre la régression de ce pouvoir économique qui veut petit à petit raboter ce qu’étaient les conquêtes collectives.
François HommerilPrésident de la Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres (CFE-CGC).
[1] L’organisation internationale du travail (OIT) est une agence spécialisée de l’ONU. Elle rassemble gouvernement, travailleurs et employeurs des 187 États membres en vue d’une action collective en faveur des droits au travail et du dialogue social.
[2] La « loi de Robien-Chamard » du 11 juin 1996 améliore et pérennise un dispositif de diminution du temps de travail sous forme de baisse des cotisations sociales, institué par la loi quinquennale du 20 décembre 1993.
[3] Le groupe parlementaire Libertés, indépendants, outre-mer et territoires est fondé en 2018 à l’Assemblée nationale. Il rassemble des députés du centre gauche, du centre et du centre droit (issus par exemple de l’UDI, du PS, de LR, du Parti radical et des partis autonomistes corses).
[4] Les International Financial Reporting Standards (IFRS) sont un référentiel comptable produit par le Bureau international des normes comptable.