Christian Mahieux, ancien responsable national de Sud Rail, membre du comité éditorial de la revue Les Utopiques éditée par l’Union syndicale Solidaires, livre ici une analyse du conflit à la SNCF et des stratégies syndicales mises en oeuvre.
Article paru sur le site Europe solidaire sans frontières (ESSF) : ESSF_article-38183
Comment mener la grève à la SNCF ? Ses développements possibles ?
La grève SNCF est entrée dans sa deuxième semaine hier, mercredi 8 juin. Mais de nombreux grévistes cumulent une dizaine de jours de grève [1], et donc de retenues sur la paie, qui s’ajoutent à ces 7 jours ! Petit retour sur un mouvement entamé en réalité depuis le mois de mars [voir note 1 sur les jours de grève dès le 9 mars].
10 jours de grève avant la grève : pourquoi ?
C’est le résultat d’une tactique syndicale consistant à multiplier les journées de grève dites « carrées », c’est-à-dire limitées dans le temps par la consigne et le préavis syndical ; au détriment d’un mouvement reconductible, où les Assemblées Générales décident chaque jour des suites. Fin mars, puis fin avril, des syndicats locaux SUD-Rail, quelques fois FO et marginalement CGT, ont tenté de déborder ces appels à une journée de grève isolée ; sans succès en dehors de quelques localités. Mi-mai, la fédération CGT décidait deux grèves de 48 heures à une semaine d’intervalle, toujours en ignorant les assemblées générales de grévistes. Cette fois, les fédérations SUD-Rail et FO (Force ouvrière) appelaient à reconduire ; cela se fit sur peu de sites, mais contribua à alimenter les débats sur la faisabilité d’un tel mouvement ; au point que finalement, grâce à celles et ceux qui avaient déjà « osé », ce sont 5 fédérations qui appelaient à la grève à compter du 31 mai au soir [pour rappel, SUD-Rail et la CGT totalisent 51,4% aux élections professionnelles, soit au-dessus des 50% nécessaires pour dénoncer un accord – Réd.].
Les grèves de 24 heures, comme n’importe quelle forme d’action revendicative, ont leur utilité ; tout dépend du contexte et notamment du sujet, du rapport de forces, du processus dans lequel on se situe, etc. Elles peuvent contribuer à construire un mouvement plus long, ultérieurement. Mais personne ne peut croire qu’elles suffisent pour gagner l’abandon du projet de loi Travail et les revendications syndicales des cheminots et cheminotes en matières de temps et d’organisation du travail. Dès lors, n’y a-t-il pas matière à s’interroger lorsqu’on les répète ainsi pour différer sans cesse le mouvement reconductible et faire en sorte qu’une partie des grévistes soit déjà affaiblie au premier jour du mouvement reconductible ? Et pourquoi attendre des journées de grève moins fortes pour proposer la reconduction quand cela était refusé précédemment alors que le taux de grévistes permettait de démarrer dans de meilleures conditions ?
Construire la grève avec des syndicats qui y sont opposés, est-ce utile ?
Fin mai, outre, CGT, SUD-Rail et FO, les fédérations UNSA (Union des syndicats autonomes) et CFDT étaient donc aussi sur l’affiche. Et c’est un des soucis rencontrés dans ce mouvement depuis le mois de mars : pour quelles raisons la fédération CGT a-t-elle privilégié l’unité avec l’UNSA et la CFDT durant deux mois ? Le mouvement porte sur deux sujets essentiels : les revendications professionnelles autour de la réglementation du travail d’une part, le rejet du projet de loi Travail d’autre part.
Sur le premier point, nul besoin de syndicatologues pour savoir que CFDT et UNSA se satisferaient de peu ; mais il est vrai que plus l’unité syndicale est large, plus les salariés sont en confiance ; la tentative de plate-forme revendicative commune était donc judicieuse. On verra plus loin que, pour ces organisations syndicales, si la signature avec les patrons et le gouvernement est une seconde nature, le respect de la parole donnée entre syndicalistes a disparu des gènes.
Mais sur le second point, la lutte contre le projet de loi Travail, pourquoi se lier à la CFDT et à l’UNSA ? C’est pourtant ce qu’a fait la fédération CGT. Notamment fin avril ; alors qu’une nouvelle journée nationale de grève et de manifestations était décidée pour le 28 par l’intersyndicale interprofessionnelle (CGT, FO, Solidaires, FSU), la fédération CGT des cheminots imposait une grève le 26, en s’appuyant sur l’UNSA et la CFDT. Cela brisait net la possibilité d’un mouvement reconductible à compter du 28 qui aurait donné un élan à la lutte interprofessionnelle contre le projet de loi Travail. Les fédérations SUD-Rail et FO se rallièrent à l’appel au 26, mais proposèrent à la CGT de construire, dans les faits, la convergence des luttes par une grève démarrant le 26 et faisant la jonction avec le mouvement interprofessionnel à compter du 28. Refus. Les fédérations syndicales opposées au projet de loi Travail ont donc traîné celles qui le défendent, jusqu’au démarrage de la grève reconductible, fin mai. Avant que ces dernières n’abandonnent les grévistes, dès le premier jour pour la CFDT, dès le deuxième pour l’UNSA, satisfaites d’avoir introduit des morceaux de projet de loi Travail dans les accords signés avec le patronat du secteur ferroviaire !
Il faut savoir arrêter… de parler pour ne rien dire
Ministres, patrons du secteur ferroviaire, dirigeants de la SNCF, Président de la république, et avistologues grassement rémunérés par les médias pour ramener leur grain de sel sur tout et n’importe quoi… tous s’accordent sur un point : après les « négociations » de lundi 6 juin, « maintenant les conditions sont remplies pour que la grève s’arrête ». Ils oublient de rappeler qu’ils disaient la même chose la veille, l’avant-veille, trois jours avant, etc. Et à chaque grève ! Au nom de quoi prétendent-ils dicter aux grévistes les décisions à prendre pour leur grève ? Quand nous ont-ils dit « les conditions sont remplies pour démarrer la grève », avant d’ainsi juger qu’il faudrait dorénavant l’arrêter ?
Le début, la poursuite ou l’arrêt de la grève, c’est l’affaire des grévistes
C’est pour cela que la tenue d’assemblées générales est décisive : organisées sur chaque lieu de travail, regroupant les collègues qui se côtoient tout au long de l’année, elles permettent à chacun et chacune de s’exprimer, de proposer, de décider. Le rôle des syndicats ne disparaît pas pour autant ; il est normal que les syndiqués se réunissent, analysent le résultat des négociations lorsqu’il y en a, l’état du rapport de forces, les perspectives d’extension ou non, les liens avec les autres secteurs professionnels… A partir de là, tout comme elles ont appelé initialement à la grève, les organisations syndicales appellent à poursuivre ou cesser le mouvement. Et les A.G. de grévistes décident.
Il arrive parfois que, plutôt que d’assumer un appel à cesser la grève, un syndicat choisisse de, étrangement, ne plus donner son avis sur la suite. Ce syndicat, qui durant deux mois refusait le principe même des A.G. pour imposer des journées de grèves isolées successives, prétendra alors ne plus parler de la suite du mouvement « car c’est aux A.G. de décider » ! [2] On verra alors ses bastions, les sites où l’organisation syndicale en question est la plus forte, reprendre le travail ; ce qui permettra le lendemain d’annoncer ces reprises ailleurs, avec les effets négatifs qu’on imagine sur le moral des grévistes ; donc d’autres arrêts de grève, et ainsi de suite jusqu’à la mort du mouvement dont les mêmes ne manqueront pas, bien entendu, de dire qu’il convient « d’en être très fier » même si force est de « constater qu’on doit maintenant le suspendre ». Très important, ça : « le suspendre », pas « l’arrêter » hein… C’est pareil ? Oui, mais toujours, celles et ceux qui veulent faire cesser une grève, proposent de la suspendre.
Faire l’heure…
C’était une des règles d’or du chemin de fer. Ce n’est pas l’objet de ce texte que d’expliquer pourquoi les retards sont quasiment devenus la norme ; nous aurons l’occasion d’en reparler. Mais « faire l’heure » pourrait aussi s’appliquer à la grève ? « Avant l’heure, c’est pas l’heure et après l’heure c’est plus l’heure », dit une vieille formule populaire. Une des questions que ne manqueront pas de se poser les grévistes à l’heure des bilans (donc pas maintenant car c’est toujours celui de la grève !) sera de savoir à quel point aura pesé le fait de partir si tard dans la grève reconductible, alors que bien des conditions semblaient bien meilleures auparavant : nombre de grévistes plus important, moins de retenues financières pour chacun et chacune, dynamique interprofessionnelle plus présente, etc. Ces éléments sont essentiels mais on peut y ajouter la moindre pression de l’Euro de football ; certes, pour une partie de grévistes, il est au contraire perçu comme une menace dont on peut user. Mais, d’une part, cela ne concerne que celles et ceux qui exercent un métier directement lié à la circulation des trains et, d’autre part, force est de constater que, quoi qu’on en pense, cette proximité pèse dans certains positionnements syndicaux et ce n’est pas une surprise.
Par rapport au temps et à l’organisation du travail dans le secteur ferroviaire, la grève doit-elle s’arrêter ?
Auparavant, un décret ministériel reprenait la réglementation du travail applicable à la SNCF. Les grévistes et les organisations syndicales demandaient que le nouveau décret, désormais applicable à l’ensemble des entreprises de transport ferroviaire, soit de même nature, basé sur les textes réglementaires de l’entreprise historique SNCF, qui sont le fruit de l’expérience (et qui sont améliorables car les fédérations syndicales de cheminots ont depuis longtemps des revendications sur ces sujets). A l’heure actuelle, le ministre maintient que son décret est prêt ; il ne reprend que certains points, laissant l’essentiel au bon vouloir des patrons du secteur pour la convention collective, de la SNCF pour ce qui est des accords spécifiques.
La négociation de la convention collective pour la branche ferroviaire a débuté il y a deux ans et demi. Un premier accord fut signé en 2015 à propos du champ d’application ; initialement, toutes les organisations syndicales demandaient qu’il couvre tout le secteur. CFDT, UNSA et CFTC ont accepté la version patronale qui exclut des dizaines de milliers de salariés : une partie des ateliers ferroviaires, le nettoyage ferroviaire, les services en gare, la restauration ferroviaire, une partie de la maintenance des voies, etc. Couvrir l’ensemble du secteur était indispensable pour éviter le dumping social. SUD-Rail, FO, et CGC ont dénoncé cet accord, mais il est demeuré valide car la CGT n’a pas voulu faire de même.
Maintenant, la délégation patronale a décidé que les négociations sur le chapitre concernant l’organisation et le temps de travail étaient terminées. Le texte soumis à signature des fédérations syndicales comprend des dispositions, parfois meilleures que les règles actuellement en vigueur pour les 5000 salariés d’entreprises de transport ferroviaire privées, mais souvent inférieures à celles régissant les conditions de travail des 150’000 cheminots et cheminotes de la SNCF. Elles ne s’appliqueront pas aux dizaines de milliers de travailleurs et travailleurs du secteur exclus du champ de la convention.
Le troisième volet, c’est l’accord d’entreprise à la SNCF, dont on parle depuis lundi 6 juin et les 19 heures de réunion censées prouver que c’était une bonne négociation. Sans entrer dans le détail, mais en revenant aux préoccupations des grévistes, on peut mettre en avant un point : il y a un article 49 qui permet à la direction SNCF, établissement par établissement, de ne rien respecter du contenu des 48 articles qui précèdent ! Seule condition : recueillir l’aval d’une majorité des organisations syndicales signataires du dit accord… Unique changement après les 19 heures de réunion de lundi : il faudra aussi prendre l’avis des Instances représentatives du personnel ; nulle obligation de respecter cet avis… L’accord d’entreprise soumis à signature des fédérations syndicales est donc, selon les articles, similaire ou plus mauvais que la réglementation du travail qui existait auparavant à la SNCF et sur laquelle les fédérations syndicales avaient de nombreuses revendications ; de plus, son article 49 prévoit comment ne pas l’appliquer.
Que ce soit l’accord d’entreprise interne à la SNCF ou celui dans le cadre de la CCN, il semble logique que les grévistes et les syndicats qui les soutiennent utilisent la possibilité de les dénoncer, afin de les rendre caducs.
Par rapport au projet de loi Travail, la grève doit-elle s’arrêter ?
Il serait de mauvais goût de passer sous silence cette question. Contrairement à la CFDT et à l’UNSA, les fédérations CGT, SUD-Rail et FO sont impliquées dans le mouvement interprofessionnel contre le projet de loi Travail. La grève des cheminots et des cheminotes est un des éléments importants du rapport de forces créé. Y a-t-il quelque chose de neuf depuis lundi qui justifierait d’abandonner cette lutte ? (9 juin 2016)
Christian Mahieux