Interviewé dans l’Humanité du 25 juillet 2022, voici comment Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), réagit au référendum provoqué par le président de la Tunisie Kaïs Saïed. L’UGTT a 750 000 adhérent.es, elle avait joué un grand rôle dans le soulèvement de 2011.
Tunisie. « Notre syndicat se posera en rempart pour la défense des libertés » : entretien avec le secrétaire général de l’UGTT
Le secrétaire général de l’UGTT, Noureddine Taboubi, dénonce le projet de réforme constitutionnelle qui instaure un régime présidentiel sans contre-pouvoir.
Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT)
Comment le dirigeant syndicaliste que vous êtes résume-t-il la situation générale de la Tunisie aujourd’hui ?
Disons que le pays traverse une phase délicate qui présente quelques menaces. Dans le temps présent, il nous est difficile d’appréhender de façon distincte les aspects politiques, économiques et sociaux. Nous sommes contraints à une vision globale, tant tous les secteurs sont plus que jamais étroitement liés. La Tunisie a connu une révolution. Celle-ci a nourri de nombreux espoirs dont celui de la démocratie. Or, le temps du changement est long. Nous avons donc voulu aller vite et avons fait des choix spécifiques qui nous ont finalement enlisés. Nous nous sommes confrontés à l’émiettement du pouvoir et à l’inexpérience des élites appelées à l’exercer. La cohabitation politique a été quelque chose de nouveau pour nos formations politiques qui se sont embourbées dans des querelles. C’est sans doute courant dans de nombreuses démocraties, mais en Tunisie le conflit idéologique et la fragmentation étaient tels que nous sommes arrivés à une impasse, à un blocage des institutions et en particulier de l’Assemblée nationale. Les décisions prises par le président Kaïs Saïed, il y a un an, jour pour jour, s’inscrivaient dans ce contexte (limogeage du premier ministre et suspension du Parlement, dissous fin mars – NDLR).
Quelle est donc la position de l’Union générale des travailleurs tunisiens face à ces décisions et au projet de réforme constitutionnelle soumis aujourd’hui à référendum ?
Rappelons avant tout que la culture de l’UGTT est celle du dialogue et de l’ouverture à la pluralité. Nous avons d’ailleurs reçu à ce titre le prix Nobel de la paix (1). Après deux assassinats politiques (Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, en février et juillet 2013 – NDLR), avec d’autres organisations de la société civile nous avions créé les conditions d’un dialogue pour éviter un glissement vers la violence. Bien avant le 25 juillet 2021 et les décisions présidentielles, nous avions interpellé le chef de l’État au sujet du pourrissement de la situation politique et des conflits idéologiques qui minaient le fonctionnement du Parlement. Nous avions insisté sur l’urgence d’une concertation nationale sur la base d’une lecture réaliste de la société tunisienne. L’une de nos propositions était la mise en place d’une instance indépendante d’arbitrage composée de trois personnalités nationales afin d’aboutir à un pacte national et à la formulation d’un projet politique, économique et social. Après avoir accepté cette proposition en 2020, le président est revenu sur sa décision, préférant sa propre démarche. Le 25 juillet 2021, la position de l’UGTT était attendue. Elle a été clarifiée dans un communiqué de notre bureau exécutif. Nous avions alors rejeté tout retour en arrière, mais sans pour autant donner carte blanche au pouvoir politique. Le dialogue tel que nous le souhaitions n’a finalement pas eu lieu. Nous avons donc décliné la proposition de participation au cadre fixé par l’exécutif. Cette attitude nous a valu des salves de critiques sur les réseaux sociaux accompagnées de pressions sur notre organisation. Peut-être a-t-on oublié que l’UGTT est coutumière de ces coups. Notre position n’a pas changé. Ce qui s’est passé ensuite nous a confortés car le dialogue organisé n’a été qu’un instrument d’affichage et un alibi, notamment sur la scène internationale.
Qu’en est-il alors de votre point de vue sur le projet de réforme constitutionnelle ?
Nous estimons que ce texte n’est pas le fruit d’un vrai dialogue et qu’il constitue une profonde régression, voire un retour au Moyen Âge. Nous revenons à un système hyperprésidentiel avec toutes les dérives et les abus de pouvoir possibles, ainsi qu’à une centralité de l’islam et de la charia. Ce projet ne prévoit pas des dispositions relatives à la responsabilité du président de la République, il ne garantit pas non plus le rôle des partis politiques et leur liberté de débat autour des questions politiques, économiques, sociales, environnementales. Le texte n’instaure pas un régime équilibré avec des mécanismes de surveillance. Je suis personnellement complètement opposé à un régime présidentiel qui donne un pouvoir absolu au chef de l’État. Cela serait indigne de notre siècle et de notre peuple ouvert à la diversité, à la modernité et à la culture.
L’UGTT a-t-elle donné des consignes de vote ?
Il n’en est pas question. Nous soutenons le libre choix des citoyens. Lors des précédentes élections, nous avons joué un rôle d’observateur, avec plus de 9 000 scrutateurs. Mais, cette fois-ci, nous restons à l’écart, car la commission de contrôle a été désignée par l’exécutif. Nous considérons qu’elle ne peut pas être juge et partie. Reste que, dans tous les cas, quelles que soient les évolutions, l’UGTT se posera constamment en rempart pour la défense des libertés individuelles et collectives, du respect des minorités religieuses et des valeurs universelles des droits de l’homme. Pas question non plus de permettre une régression du droit des femmes, quels que soient les termes de la nouvelle Constitution.
(1) Avec l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, du Conseil de l’Ordre national des avocats de Tunisie et la Ligue tunisienne des droits de l’homme.
Propos recueillis par Nadjib Touaibia