Ci-dessous une chronique rédigée par Pierre Cours-Salies, du livre de Philippe Saunier, militant CGT dans un CHSCT de l’industrie chimique au Havre. Ce livre tombe à point nommé, alors que le débat sur le travail, sur la pénibilité, sur les risques industriels (Lubrizol, AZF…) et leur rapport avec l’écologie, sur la destruction des CHSCT par les ordonnances Macron, est au premier plan de l’actualité.
- Paru dans le blog : https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/02/15/sans-laction-syndicale-pas-de-sante-au-travail/
Sans l’action syndicale, pas de santé au travail…
Compte-rendu du livre de Philippe Saunier : Santé au travail et luttes de classe (éd. Syllepse, 2023)
Philippe Saunier a su devenir un spécialiste des questions de santé au travail sans perdre les liens militants : le sous-titre de son livre l’indique assez, « Vécu et analyse d’un ouvrier syndicaliste ». Embauché comme ouvrier en 1977 dans une raffinerie de pétrole en régime de posté à feu continu, il a pris en 1982 son premier mandat, de ce qui s’appelait le CHS (Comité hygiène sécurité). De ses responsabilités CGT de la zone industrielle du Havre et du département, il a accumulé de l’expérience sur les questions de santé au travail dans les autres professions. Au plan national, il est l’un des animateurs d’un collectif sur la santé au travail qui englobe les risques industriels et l’environnement. Le titre du livre parle : il ne propose pas une théorisation de surplomb mais examine des luttes de classe, en contextualisant la diversité des statuts et des entreprises (quelques repères, p. 221-223). Ce travail permet de tracer des possibilités pour un changement du système de santé, développant pour les salarié·es et au-delà un contrôle démocratique et des initiatives collectives.
Expérience…
Soumis à des demandes multiples pour inclure dans son livre des demandes de ses camarades, il a fait des choix ; il traite beaucoup de situations, celles qu’il connaît bien et dans lesquelles il a dû inscrire son activité de syndicaliste [1].
Souvent, il enrage. Ce qui est connu et est resté négligé par l’organisation du travail. Ainsi, écrit-il, si on parle récemment des perturbateurs endocriniens et des pesticides, « l’alerte date de soixante ans » : « C’est en 1962 que Rachel Carson a publié aux États-Unis son livre Le printemps silencieux » [2]. Membre de l’Association Henri Pezerat [3], Philippe Saunier résume : « Il a fallu un siècle après la première alerte pour interdire l’amiante et le problème des victimes n’est pas encore réglé. » Il partage et poursuit cet engagement d’Henri Pézerat, décédé en 2009, convaincu que l’on ne peut séparer la production de connaissances de l’action militante. Il résume comment l’action des CHSCT a mis au jour des « radiations ionisantes cachées aux victimes » (Chap. 17). « À Brest, les travailleurs de l’arsenal, sous statut de civils employés par le ministère de la défense, sont chargés de changer régulièrement les ogives des missiles nucléaires des sous-marins. Leur hiérarchie leur assurera longtemps qu’il n’y a pas de risque radioactif. (…) Depuis 2010, une vingtaine de cancers radio-induits ont été recensés par les délégués. La plupart de ces salariés décéderont. (…) Les juges ont pris comme référence pour les reconnaissances des maladies la liste la plus petite, le dossier n’est pas clos » (p. 122).
Même travail militant à France Télécom. En 2006, avec le syndicat CGT du Cantal, Guy, délégué du personnel, lance une alerte sur le nombre élevé de cancers chez les agents de France Télécom, ainsi que chez les postiers logés dans le même bâtiment de Riom-ès-Montagnes. Refus d’écouter du directeur d’unité, puis une réunion du CHSCT est obtenue en 2008. La direction Auvergne tente d’interdire la visite. En 2009, un rapport du CHSCT met en lumière que des agents de France Télécom ont été exposés à sept cancérogènes différents, avec une constante : l’exposition aux rayonnements ionisants. Ce dossier devient national à France Télécom : des dizaines de milliers de parafoudres au radium 226 avaient été installés. Une procédure nationale de dépose des parafoudres radioactifs sera publiée en 2017. Philippe Saunier commente sobrement : « C’est donc une bataille qui a duré dix-sept ans et qui a été chèrement payée par les militants qui n’ont pas lâché et qui ont subi menaces et mutations » (p. 126).
A ces réalités trop peu connues, il faut ajouter les risques du travail isolé ; le fait est reconnu [4], mais sans correction des situations : « Les procédures, le matériel sont-ils conçus pour être utilisables par un salarié isolé ? Est-il possible de relire une procédure, tout en téléphonant et en manœuvrant du matériel en même temps ? (…) Qu’on nous montre comment se servir du défibrillateur, de la couverture antifeu quand on est seul » (p. 90). Tout cela appelle des discussions d’un collectif durant le travail et la recherche de solutions pratiques : à condition que des moyens d’intervention existent.
La place et le rôle qui ont été tenu par les CHSCT sont le fil conducteur décisif de ce livre. 158 000 membres de CHSCT en novembre 2014 selon un rapport de la DARES. Ils auraient pu prendre un grand rôle d’utilité publique, mais ils ont été détruits par la loi El Khomri en 2016-2017.
Duplicité institutionnelle
Philippe Saunier sait par expérience qu’il n’y a pas de cogestion possible des conditions de travail, que le combat doit être constant. Il le fait apparaître sous deux angles, inséparables. Une démystification des méthodes et des concepts qui visent à absoudre le patronat de l’essentiel de ses responsabilités : réduire les règles vérifiables, dénaturer la médecine du travail « largement neutralisée » [5] et « une volonté de mise au pas de l’inspection du travail : « De beaux outils à réparer » écrit-il (p. 137-152). Il réalise une véritable opération de décapage, au travers des données chiffrées et des observations critiques, amenées par l’activité de terrain de délégué·es CHSCT.
Les chapitres consacrés aux indicateurs de santé démontrent un refus politique patronal : ne pas reconnaître le rapport entre le travail et la santé ; tant pour les accidents de travail que pour la sous-reconnaissance des maladies professionnelles.
Ainsi, « la progression du travail de nuit » ! On connaît pourtant ses dangers et même les effets cancérigènes (p. 81-84) Il aura fallu plus d’un siècle pour démystifier les arguments patronaux pour faire reconnaître la nocivité de l’amiante ; combien faudra-t-il de temps pour protéger vraiment des travailleurs, hommes et maintenant aussi femmes au nom de l’égalité, de la nocivité du travail de nuit ? Philippe Saunier fait une présentation précise de ce dossier bien connu dans toutes les industries de procès et quelques services publics. Du moment que la « force de travail » perçoit son salaire ! Comme le dit l’auteur, « Si ça ce n’est pas de la lutte de classe, qu’est-ce que c’est ? »
La question de l’alcool, tout particulièrement, a de quoi mettre en colère le syndicaliste. Il lui faut renverser une idéologie tellement dominante : la mise en avant des problèmes de drogue et d’alcool dans l’entreprise sert avant tout à faire passer l’idée que les accidents sont liés à des problèmes d’addiction individuels. Il se trouve même des petits malins pour sortir des pourcentages d’alcooliques présents dans l’établissement. Philippe Saunier rappelle opportunément une époque où le patronat havrais distribuait, « versait », la paye dans les cafés des ports… Dans les archives du patronat havrais, on trouve d’ailleurs une appréciation sur Jules Durand, dirigeant du syndicat des dockers charbonniers, il y a un siècle : « C’est un homme dangereux parce qu’il ne boit pas ». Son travail de documentation est riche : « L’alcool a été utilisé pour l’asservissement des peuples colonisés, indiens d’Amérique du nord, Esquimaux, etc. L’opium avait été introduit en Chine contre la volonté de l’empereur de l’époque. » Et le revirement du patronat vis-à-vis de l’alcool et des drogues appelle une explication ; il faut à la fois combiner deux aspects : la nécessité de faire appel aux moyens intellectuels de la main-d’œuvre et une bataille pour déplacer le débat sur la responsabilité des accidents. Mais, « est-il normal quand on est posté de boire de grosses quantités de café pour rester éveillé et de prendre des cachets ensuite pour dormir ? » Epilogue provisoire : « Pourquoi ne pas poser le problème à l’endroit et créer une commission bien vivre au travail. La proposition a été faite mais du coup, c’est le patron qui n’en a pas voulu ». On imagine bien le lieu de discussion qui traiterait de la possibilité de bien vivre en retournant l’hypocrisie « L’alcool, pathologie ou symptôme ? » (Chapitre 16).
De 2014 à 2021, l’espérance de vie n’a plus progressé, à l’inverse de la période de 1950 à 2014.
La réorganisation des formes de gestion sert de masque, en jouant sur les sous-traitances, entreprises où aucune comptabilité ne prend en compte le lieu de survenue des accidents. Avec souvent 75% des emplois tenus par des salarié·es de sous-traitants sur les installations, « la chambre patronale de la chimie et à celle du pétrole de se glorifier d’avoir, pour employer leur terme d’assureur, une des meilleures accidentologies de toutes les professions (p. 22). Dans le nucléaire, on sait que 80% des doses de radiations accidentelles sont reçues par les personnels « extérieurs » (p. 30).
De multiples situations montrent les effets d’une volonté patronale : « Ne plus avoir à gérer du personnel, de remplacer les contrats de travail par un contrat d’objectifs, à savoir un contrat commercial » (p. 28). Quant aux « salariés détachés », dont le contrat a été signé à l’étranger (261 000, en dehors du transport routier) il n’y a aucune comptabilisation de leurs accidents.
Cette gestion finit, paradoxe, par être tout à la fois morcelée et hiérarchisée à l’extrême ; jusqu’à l’accident. Chez Total-AZF, Philippe Saunier résume ce qu’on peut appeler « une chaîne de désorganisation ». Il y avait une entreprise sous-traitante chargée de secouer les sacs usagés, une autre chargée du nettoyage et du transport des rebuts et une troisième chargée de gérer les stocks de rebut dans le hangar. Ce qui conduira à l’explosion.
Son expérience du Comité technique national de la CNAMTS [6], lui permet de montrer qu’« il y a 90% d’erreurs ! » (p. 33). Un constat qui devrait appeler une discussion politique.
Il semble bien que les maladies professionnelles soient sujettes aux mêmes normes de falsification institutionnelle, sauf sans doute des troubles musculo squelettiques (TMS)…
Il y a, cependant, une augmentation du nombre des pathologies neurodégénératives, dont la sclérose en plaques et les maladies de Parkinson et d’Alzheimer ; mais on cite comme causes officielles le tabac, l’alcool, le vieillissement de la population.
Reprenons quelques exemples.
Parlons du bruit. La dernière enquête Sumer, publiée en 2019, nous dit que 18,8% des salariés se plaignent de nuisances sonores. Le chiffre de reconnaissances pour le bruit dans le régime général est de 519 en 2019 pour 22 millions d’affiliés.
Parlons des cancers.
On dit, on dit… Si 3% des cancers sont liés à la vie active, 97% seraient liés à la vie hors travail, n’y a-t-il pas de l’intox dans l’air ? Mais, une bizarre situation permet de contredire cette fadaise. Pendant une expérimentation en Normandie d’une aide aux victimes atteintes d’un cancer de la vessie, les personnes concernées sont appelées à se manifester. Sont apparues pour cette région davantage de déclarations de maladies professionnelle que pour tout le reste de la France !
Et un dédale de pièges attend le salarié s’il doit établir un dossier montrant la responsabilité d’une entreprise dans une maladie apparue tardivement [7].
L’auteur raconte un cas : « Jean, qui a fait toute sa carrière dans la même raffinerie de pétrole, décédé d’un cancer de la gorge ». Philippe Saunier, aidant pour ce dossier, ne peut trouver aucune information sur les produits chimique rencontrés ; mais le médecin du travail avait évalué et noté le nombre de cigarettes que Jean avait fumé… bien que l’on ne fume jamais à l’intérieur d’une raffinerie de pétrole. Traiter les salarié·es avec des propos idiots est possible ; ainsi, une brochure du Comité permanent de l’amiante : « Si de plus, vous fumez, votre risque peut être multiplié par 25 ou 50, si vous travaillez dans l’amiante, cessez de fumer ! » (p. 44).
Résumé des expériences pratiques : la reconstitution de la mémoire des expositions aux produits toxiques « est en soi une bataille, facilitée quand il y a un syndicat bien implanté ou par la sollicitation des associations ». Un fait européen, encore ces trente dernières années.
Laurent Vogel [8], en donne une synthèse : « Comme les cancers apparaissent souvent après une longue période de latence, le lien avec les expositions professionnelles est rarement établi et le coût des cancers professionnels pour le patronat est proche de zéro. Il est presque totalement à charge des systèmes de sécurité sociale, de la santé publique et des victimes ».
Philippe Saunier propose un cadre qui aide à comprendre comment ont été et sont possibles des scandales et des dangers : la chlordécone, pesticide utilisé aux Antilles ; les perturbateurs endocriniens, utilisés dans la coiffure, les soins de santé, le nettoyage les industries du plastique ; les nanomatériaux… On découvre, après coup, dans le cas d’une maladie. Pourquoi ? « La réponse fait peur : tout simplement parce qu’ils n’ont pas été testés » (p. 50).
Toute l’activité des CHSCT montre inversement leur capacité collective pour changer le rapport à la santé. Quand on parle de « principe de précaution », s’il s’agit de sortir des déplorations après des accidents, il y faut bien des instances collectives ayant de fait des pouvoirs d’intervention, des espaces de contrôle démocratique au travail [9].
Changer le système de santé
Ce tableau des savoirs collectifs des délégués CHSCT, en fait, porte des éléments qui pourraient changer le système de santé. Peut-il y avoir une médecine préventive, pour le mieux vivre, sans l’apport collectif des CHSCT ? Certes, Philippe Saunier voit clairement la question-clé de la place à donner à une Sécurité sociale remise sur ses pieds est bien résumée (chapitre 22) ; on voit bien les destructions dues aux effets à long terme du « numerus clausus » instauré depuis les années 1970 pour freiner le nombre de médecins et d’infirmières en formation. De même des privatisations. Cela se traduit dans de multiples luttes. Toutefois, pour sortir de l’ornière, les citoyen·nes doivent cesser de se sentir désarmé·es : les « gens de la moyenne » sont ceux et celles sans qui rien n’est possible. Leurs terrains d’action sont décisifs pour une démocratie reprenant à son compte les espoirs de l’autogestion, de l’altermondialisme et de l’écologie. Ce livre en fournit beaucoup d’éléments, tant dans ce qui devrait être l’organisation du travail dans les entreprises que dans le contrôle de la sécurité, une médecine préventive hors des entreprises.
Quelques exemples des relations entre syndicats et associations de riverains le confirment. Malgré les difficultés qu’il connaît bien, car les patrons ont souvent intérêt au silence et jouent du « diviser pour régner » une information révélant des pollutions peut faire s’effondrer le prix des logements, et quelle prise pour faire taire délégué·es et syndicats. Toutefois Philippe Saunier, avec cinq exemples, montre que « les choses peuvent évoluer plutôt dans le bon sens ».
Dans la région de Dunkerque, à l’usine Copenor, les délégués syndicaux, pour ne pas subir une campagne de presse, ont assuré une série de réunions d’explication, sur les bruits d’explosion sans danger sur les sirènes… Un Comité local d’information et de concertation (CLIC) se met en place, avec les associations et la CGT.
Dans la région de Mourenx (Pyrénées Atlantiques), pour l’usine SANOFI, fabricant de la Dépakine, des seuils de pollution dépassent de 190 000 fois les normes autorisées par l’arrêté préfectoral. Le tract de la CGT amène une réponse de la direction de l’entreprise : « Sanofi ira produire ailleurs ». Pour refuser cette division, la CGT provoque une réunion : l’Association qui dénonce les méfaits de la Dépakine sur les fœtus, le maire, des parents victimes, les associations écolos, des médecins qui témoignent des malades qui les consultent. Un accord se dégage : « nous sommes tous victimes des excès de nos industries ». Les propositions d’aménagements de la CGT amènent à installer un équipement qui réduit le volume du rejet de tonnes en grammes… Mais l’entreprise refuse de reconnaître l’exposition des salarié·es à des substances toxiques.
Pour l’explosion d’AZF-Total à Toulouse, Total mettait dans les têtes que les salariés étaient les accusés, le juge d’instruction contribua à renforcer cet amalgame. « Total a parfaitement su tirer parti de la colère légitime des riverains pour isoler les travailleurs ». Philippe Saunier pense que la CGT a beaucoup appris : « Il a fallu attendre des années et les procès pour modifier la situation et pour parvenir à la conviction à force de de rencontres, avant, pendant et après les audiences au tribunal, qu’il fallait se rapprocher et partager les informations si nous voulions arriver à révéler les réelles responsabilités » (p. 197)
Le cas de Lubrizol, à Rouen, illustre une difficulté majeure : la CGT n’est pas présente dans l’usine. Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, assure qu’il n’y a pas de risques de toxicité aiguë. La décision est prise, le jour même, de tenter de rassembler les associations riveraines, environnementales, la CGT, la FSU, SUD, un syndicat de médecin. Les syndicats présents sont dans le carcan patronal du chantage à l’emploi teinté de culpabilité. La CGT organise ceux des autres professions qui exercent leur droit de retrait, et une manifestation.
De temps en temps, sur ces registres des nuisances d’entreprises qui fonctionnent, comme du sous-sol de celles qui ont fermé, une situation rompt le silence local, amène débat et parfois scandales. En le prenant comme une activité politique syndicale, associatives et municipales, une grande masse de situations appelleraient des actions. Elles dessinent les possibilités d’une alliance, citoyenne et sociale autour de l’organisation de la santé publique et de la défense de l’environnement.
Quand elle existe, une telle alliance comporte des capacités de propositions accompagnant les analyses critiques. Et là, l’auteur tient à ne pas laisser croire à une correction harmonieuse des défauts du système : c’est contre ce qui fait du mal aux salarié·es et au voisinage que l’action a lieu. Il ne croît pas qu’il soit possible d’agir « pour une meilleure productivité dans laquelle tous ont à y gagner ». A bien l’entendre, il ne s’agit pas avant tout d’une méfiance à l’égard d’experts, sans aucun doute dévoués à améliorer les conditions de travail des salarié·es… « Mais, résume-t-il, existe-t-il un seul CHSCT ou CSE en France qui ait pu mener un dossier lourd ou conflictuel sur la santé au travail sans avoir de syndicat solide à ses côtés ? » (p. 219). Il cherche des alliés : le syndicalisme doit agir en pleine indépendance, et aussi savoir être un interlocuteur inévitable. Cette dimension de santé et de qualité de vie ne peut pas se gagner sur un terrain syndical isolé des batailles culturelles et politiques [10].
Une opposition nette tend à se constituer.
La structure de l’emploi salarié détruit d’anciennes garanties. « Le bien vivre au travail, avoir un droit d’expression, cela ne peut exister que s’il existe la garantie de conserver son boulot, alors qu’aujourd’hui 90% des embauches le sont avec des contrats précaires » (p. 217).
Mais, il faut s’appuyer aussi sur une évolution. « Dans le panorama, il faut souligner la motivation croissante des travailleurs pour leur santé en relation avec leur environnement. On s’interroge davantage sur ce qu’on respire dans la boîte et ailleurs, sur les expositions suspectes d’être pathogènes. Un phénomène qui monte et qui va à contresens de la montée du chantage à l’emploi avec la précarité. Le droit de retrait, longtemps confidentiel, ne l’est plus » (p. 220). Ces objectifs peuvent faire advenir une action commune à de nombreux groupes de chercheuses et de chercheurs. Un axe central est la simple traduction du principe de l’OIT (en 1944) : « Le travail n’est pas une marchandise » [11].
La fédération CGT des industries chimiques réclame d’ailleurs, depuis longtemps, l’interdiction de la sous-traitance. En 2002, à la suite de l’explosion chez Total/AZF à Toulouse, une commission d’enquête parlementaire, l’avait également préconisé (p. 32). Elle appelle à un regroupement de forces politiques qui rétablisse et développe le nombre et les possibilités d’action des CHSCT. Philippe Saunier rappelle les travaux du Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle (Giscop). Le Giscop 93 (Seine-Saint-Denis) et le Giscop 84 (Vaucluse) ont mené deux enquêtes de cohorte auprès de tous les patients nouvellement diagnostiqués avec un cancer (p. 38). Il esquisse ainsi des axes du regroupement pour lequel il milite.
D’ores et déjà, elle est portée, par « des organisations militantes qui effectuent un travail qualitatif remarquable ». Parmi celles-ci, certaines travaillent sur le plomb autour de Notre-Dame de Paris, parmi les irradiés qui ont travaillé pour l’État à l’arsenal de Brest, parmi les victimes de l’amiante à Clermont-Ferrand et ailleurs, sur les pesticides en Avignon ou encore sur les produits chimiques à Commentry. Il y a beaucoup d’autres structures militantes de ce type (p. 18).
Epilogue : Imagine, souviens-toi
Imaginons ce regroupement. Il s’inscrit dans une postérité vraiment respectable ! Ses exigences sont nombreuses à être formulées et elles incluent ces fameuses « pénibilité » qui ont ressurgies dans le débat sur le droit à la retraite.
Les délégués mineurs avaient au début du 20e siècle arraché le droit syndical ainsi que celui de contrôler les embauches : sans discipline sur les rythmes du travail, les dangers étaient trop grands ; il fallait donc intégrer des jeunes aux habitudes collectives…
Avant Mai 68, des luttes et des réflexions existaient. André Gorz, Pierre Naville et d’autres, aussi en Allemagne et en Italie, notamment, montraient les possibilités et des risques de la situation : la nécessité de contrôler les conditions du travail, de les réorganiser pour en faire disparaître ou au moins réduire les nuisances, d’en faire une chance de travailler moins, mieux, se former à toutes les nouvelles possibilités techniques. Dans le Programme du Printemps de Prague, on pouvait lire : « Seule une politique judicieuse, appliquée avec esprit de suite, de protection de la nature, […] pourra enrayer efficacement le processus de dévastation de la nature ». Ce texte, adopté en 1965 fait partie de ce que les troupes du Pacte de Varsovie ont rejeté [12]. Notre avenir et notre présent auraient été tout autres si « les deux piliers de l’ordre bourgeois », disait Henri Lefebvre, ne s’étaient pas imposés. Imaginons-nous et souvenons-nous. Cette expérience collective ne date pas d’aujourd’hui.
La « globalisation » de l’économie mondiale [13] a conduit à des décisions qui montrent l’ampleur de ces pouvoirs qu’il faut empêcher de nuire ? Un seul exemple, encore dans le domaine du pétrole : Total participe à la construction de raffineries géantes, comme celle de Djubail en Arabie saoudite. Sa capacité à elle seule est de la moitié de la consommation française. Elle a été voulue pour exporter en France des produits finis (p. 185). Dans le cadre de l’Europe elle-même, en ce qui concerne le recours au droit européen pour la santé au travail, les initiatives sont restées exceptionnelles, souligne Laurent Vogel [14]. « Les principales directives en cette matière ont été adoptées entre 1989 et 1995 ». Il précise que la période 2004-2014, qui correspond aux deux présidences de la Commission européenne par Barroso, a été caractérisée par le blocage de toute initiative importante et la volonté affichée de remettre en cause les progressions précédentes et ajoute que « ces blocages se sont maintenus jusqu’à présent ». D’où sa prise de position : « À ce stade, deux aspects généraux sont considérés. En premier lieu, la position idéologique et politique des syndicats et des travailleurs [15] ». Elle rejoint celle de Philippe Saunier.
Celui-ci pour conclure, souligne le sens de son livre d’une phrase : « La lutte continue et c’est une lutte de classe ». Sa conviction est bien nette et affirme une proposition, une ouverture : « Le contenu de ce livre est basé sur la démonstration et sur la dénonciation. Peu de propositions, quoique… Celle qui a traversé les chapitres, c’est de se rassembler dans les luttes, de créer le meilleur rapport de force, de se rapprocher des riverains, de certaines associations pour mener des coopérations efficaces dans le domaine de la santé au travail. »
Composer une sorte de bloc social, culturel et politique pour une révolution portée par les « gens de la moyenne », changer le travail, mettre en œuvre les priorités écologistes, faire exister les droits démocratiques… changer la santé et la vie.
Pierre Cours-Salies, 07 février 2023
A paraître dans la revue ContreTemps
[1] Il est également coauteur (avec Rémy Jean) de AZF/Total, responsable et coupable : histoires d’un combat collectif,Paris, Syllepse, 2018.
[2] Rachel Carson, Le printemps silencieux, Paris, Plon, 1963.
[3] Il participe aussi à la vie associative pour la défense des victimes de l’amiante et au sein de l’association Henri Pézerat, Santé, Travail, Environnement.
[4] « Travail isolé, une trop dangereuse solitude », Travail et sécurité, n° 741, juillet 2013.
[5] La médecine du travail, dans son ensemble, ne remonte rien sur les phénomènes qu’elle pourrait pourtant observer, à l’exception remarquable de l’enquête Sumer1. Réalisée par des médecins volontaires, cette enquête collecte le ressenti des salariés.
[6] Caisse Nationale d’Assurance Maladie des Travailleurs Salariés
[7] Les situations cernées par Philippe Saunier croisent le livre « Amiante. Une histoire ouvrière », (éd. Agone, 2019), où Alberto Prunetti décrit, en Italie, la vie de lutte et les détours qui mènent à la mort de son père.
[8] Laurent Vogel, directeur en 2008 du département santé et sécurité de l’Institut syndical européen pour la recherche, la formation et la santé-sécurité (ETUI-REHS), une annexe technique de la Confédération européenne des syndicats (CES)
[9] Encore une fois il est dommage que, dans les pratiques de lutte il ne soit pas de ne pas fait appel à la mémoire des luttes en Europe, notamment en Italie, des années 70 où la question du contrôle « par les syndicats » des niveaux de pollution dans les ateliers (par exemple à la Montedison) a été une expérience importante qui aurait dû rester dans les mémoires syndicale, culturelles, politiques.
[10] Les travaux d’Annie Thébaud-Mony, et ceux de Christophe Dejours sont cités. Beaucoup d’autres seront interpellé·es par ce livre.
[11] Ce livre apporte une contribution au courant animé par Alain Supiot (Le droit au travail, 2016, Le travail n’est pas une marchandise, 2019) et aux réflexions de nombreuses recherches de Stephen Bouquin à Thomas Coutrot, Alexis Cukier, Dominique Méda, Yves Schwartz, Yves Clot…
[12] Les réflexions d’une révolution démocratique et écologiste existaient « à l’Est » comme « à l’Ouest ». Ces analyses critiques, visant un changement des sociétés modernes, reconnaissaient les effets du développement industriel libérateurs, qui ont « créé une sorte de sécurisation de la vie quotidienne », (…) mais « une société de consommation de masse se heurte elle-même au dilemme insoluble et aux limites internes de cette consommation » (Richta, 1965). A la prochaine, P. Cours-Salies, éd. Syllepse, 2019, p.29-33].
[13] Par les options de la Trilatérale en 1973, très développée après la chute du Mur de Berlin et la fin de l’URSS (1990).
[14] «Tout s’est passé comme si, avec l’amiante, une page avait été tournée et les cancers au travail avaient cessé d’être une question politique., sauf en ce qui concerne les agents cancérogènes pour lesquels la Commission a dû se résigner à présenter des propositions législatives. » https://syndicollectif.fr/sante-au-travail-un-article-de-laurent-vogel & https://www.etui.org/fr/publications/guides/les-rouages-de-la-politique-de-sante-et-securite-dans-l-union-europeenne-histoire-institutions-et-acteurs
[15] Laurent Vogel, L’impact des délégués à la prévention sur la santé au travail : le projet EPSARE ; une translated with Academia.edu. updates@academia-mail.com European Trade Union Institute for Research, (ETUI) Education Health and Safety hesa@etui-rehs.org http://hesa.etui-rehs.org
https://www.syllepse.net/sante-au-travail-et-luttes-de-classes-_r_21_i_1029.html