Le site Rapports de force analyse 5 lignes de fractures qui ont parcouru le 53ème congrès confédéral. Nous y reviendrons également.
CGT : les cinq lignes de fracture qui secouent le congrès
Rappel sur l’organisation de la CGT :
Unions départementales (UD) : les unions départementales regroupent les syndicats professionnels d’un même département.
Fédérations : les fédérations nationales regroupent les syndicats d’un ou plusieurs secteurs d’activité professionnelle.
Direction confédérale : celle-ci est constituée d’une soixantaine de membres de la commission exécutive confédérale et du bureau confédéral, choisi parmi eux. Le ou la secrétaire général(e) est choisi parmi les membres du bureau confédéral. L’ensemble de ces postes sont élus par les responsables de fédérations et d’unions départementales.
C’est une immense salle, où siègent près de 1000 délégués. La salle plénière. Une salle dans laquelle on élit la prochaine direction de la CGT et décide des futures orientations de la centrale. « C’est ici que l’on fait vivre la démocratie syndicale », rassure Marie Buisson, secrétaire générale de la FERC-CGT (enseignement, recherche et culture), désignée par Philippe Martinez comme sa successeuse.
Une salle, oui, mais deux ambiances. D’un côté les opposants à la direction sortante, de l’autre ses soutiens. Entre les deux camps, la fraternité n’est pas au rendez-vous. « J’ai honte, les débats se font dans les coulisses […] les luttes de pouvoir sont en train de nous voler le débat. Là, on se mange la tête pour le pouvoir. Le monde du travail nous regarde. On est l’organisation qui donne la température du monde du travail en France. Soyons à la hauteur de nos 128 ans d’histoire. Ne pensons pas que le repli sur nous-mêmes fasse de nous une grande CGT », exhorte Alexandra Pourroy, une jeune déléguée de la CGT-FAPT des Hautes-Alpes, en guise de réponse au climat de grande tension qui a marqué les deux premiers jours du congrès de la CGT.
La veille, un vote contre le rapport d’activité a mis la direction confédérale sortante en minorité. Une légère majorité de délégués (50,32%) désavoue le bilan de Philippe Martinez et des membres de sa direction confédérale. Un vote historique qui annonce un congrès particulièrement long et disputé.
Un congrès de la CGT ce n’est pas seulement une lutte des places
Dans ce congrès, il n’est pas toujours facile de discerner les engagements politiques sincères des postures qui ont pour but de ravir les places de direction. Pas de chance pour les délégués primo-congressistes (80% des effectifs !) qui se retrouvent parfois impliqués dans des luttes de pouvoir dont ils ont bien de la peine à saisir les enjeux.
Car, même si chacun des 942 délégués représente un, ou des syndicats et vote en fonction du mandat de ses adhérents, les délégués appartenant aux mêmes fédérations ont bien souvent des votes communs et des camps sont clairement identifiés. En amont du congrès chacun a déjà pu choisir un champion. Marie Buisson, Céline Verzeletti, co-secrétaire générale de l’union fédérale des syndicats de l’État (USTE) ou encore Olivier Mateu, secrétaire général de l’union départementale (UD) des Bouches-du-Rhône.
Mais l’enjeu du congrès CGT ne se limite pas à une lutte des places. Lors des prises de parole en salle plénière, au moins cinq lignes de fracture opposant les cégétistes apparaissent. La démocratie interne, le niveau de radicalité de la confédération, l’écologie, le féminisme et la question de l’unité syndicale.
Quelle démocratie interne ?
À la tribune, de nombreux délégués se succèdent et accusent la direction sortante d’avoir pris des décisions seule, sans débat ni consultation. Au premier rang des sujets de mécontentement : la participation de la CGT au collectif « Plus jamais ça », une alliance de syndicats, d’ONG et d’associations environnementales montée aux premiers temps de la pandémie. Ou encore l’hypothèse d’un rapprochement avec les syndicats FSU et Solidaires, qui n’a pas donné lieu à débat au sein du Comité confédéral national (CCN), la réunion des responsables des fédérations et des unions départementales.
Une accusation que reprend à son compte Emmanuel Lepine, le secrétaire général de la fédération de la chimie (FNIC), connu pour être un opposant farouche à la direction de Philippe Martinez. « La confédération agit comme une 33e fédération [il y a 32 fédération à la CGT], or dans la CGT ce sont les unions départementales et les fédérations qui décident », tranche ce soutien affiché à la candidature d’Olivier Mateu, le secrétaire général des Bouches-du-Rhône. « Quand on est membre d’un bureau, on va prendre ses directives auprès de ses bases comme n’importe quel militant de la CGT, à n’importe quel niveau. On n’est pas directeur, on n’est pas chef », ajoute Mathieu Pineau, secrétaire fédéral de la CGT Mines Énergie.
Des critiques que pondère Benoît Martin, le secrétaire de l’union départementale de Paris. Pour lui, des mandats ont été donnés à une direction confédérale qui doit gérer les urgences. Tout en admettant la nécessité « d’aller-retour entre l’organisation et son premier dirigeant », le responsable de l’UD 75 considère que les questions de démocratie interne dans la CGT ne se limitent pas à la direction confédérale.
Il met en balance des fédérations « qui fonctionnent en vertical, ont un poids politique fort et dont les sièges sont à Montreuil », et des unions départementales « plutôt horizontales » qui représentent une dimension interprofessionnelle, et donc plus de diversité, mais pèsent moins sur les orientations politiques nationales. Enfin, les fédérations ont la main sur les moyens syndicaux des unions départementales, ce qui implique des jeux de pouvoir internes.
« Une CGT de lutte » ?
« Trop molle », « pas assez revendicative » quand les accusations ne vont pas jusqu’à qualifier la direction sortante de « traître ». On ne compte plus, en salle plénière, les appels à reconstruire « une CGT de lutte » ou encore « de classe et de masse ». Difficile toutefois de savoir ce qui est entendu derrière ces termes.
« On veut une confédération plus proactive dans la coordination et dans l’impulsion des grèves, explique Mathieu Pineau, secrétaire fédéral FNME-CGT. Il faut que la confédération arrête d’entretenir un discours qui dit qu’on ne peut pas faire les choses. Parfois certains syndicats disent que la grève ne prendra pas chez eux, mais on se demande même s’ils ont essayé d’aller voir les salariés », continue l’énergéticien. La gestion de la grève contre la réforme des retraites de 2019-2020, où les secteurs bloquants sont partis en grève reconductible les uns à la suite des autres et non en même temps, est souvent évoquée pour illustrer ce manque de volonté et de coordination.
Ainsi, l’intervention de Philippe Martinez, ex secrétaire général de la confédération sur BFM TV en pleine journée de grève ce 28 mars pour demander « une médiation » avec le gouvernement a été clairement perçue comme un signe de mollesse et décriée à la tribune du congrès de la CGT.
Toutefois, nombreux sont les syndicalistes à rappeler que, dans les secteurs où la CGT est peu implantée, les injonctions à la radicalité ne servent à rien. « Il y a des postures politiques, des positionnements. On serait plus radical que radical, plus révolutionnaire que révolutionnaire, et cela sert peut-être d’autres enjeux bureaucratiques et de pouvoir », suggère Benoît Martin, secrétaire général de l’union départementale 75.
« Les incantations ne suffisent pas. Si la direction confédérale lançait demain un appel à la grève générale, il ne serait pas suivi. Mais c’est parce que ça fait 30 ans que la CGT est en décrépitude. Il faut d’abord reconstruire une CGT puissante », affirme Emmanuel Lépine (FNIC-CGT).
Écologie contre emploi ?
Docker qui s’inquiète de l’arrêt du trafic du charbon, syndicaliste de la CGT-Air France qui craint que l’interdiction des vols de moins de 6 heures ne détruise de l’emploi, énergéticiens qui rappellent le rôle du nucléaire… Les prises de parole sur des thématiques écologiques s’enchaînent en salle plénière depuis le début du congrès. Et une rumeur persiste : la CGT voudrait sacrifier des emplois sur l’autel de l’écologie. Pourquoi une telle crainte ?
Courant 2020, la CGT s’associe au collectif « Plus Jamais Ça » – aujourd’hui nommé alliance écologique et sociale – avec d’autres organisations syndicales, comme la FSU, Solidaires ou la Confédération Paysanne et des associations écologistes et sociales comme les Amis de la Terre, Alternatiba ou encore Greenpeace. Ces organisations publient un plan de rupture constitué de 36 mesures. Parmi elles, la proposition 28 qui refuse que l’Etat soutienne le secteur des énergies fossiles et le développement de nouveaux projets nucléaires passe mal dans la fédération des mines et énergie (FNME-CGT).
Clarisse Delalondre, secrétaire générale du syndicat de la recherche à EDF, membre du comité exécutif de la FNME-CGT et du Parti ouvrier indépendant (POI) y est particulièrement opposée. « Que le nucléaire soit en débat, c’est normal. Mais que notre organisation signe sans consulter personne un texte qui est contraire à la défense de l’emploi c’est inadmissible. L’alliance écologique et sociale ne partage pas nos repères revendicatifs, elle nous sort de notre rôle de syndicat. »
Un avis partagé par une partie des congressistes puisque la commission chargée d’établir le document d’orientation que devra suivre la prochaine direction confédérale, a fait inscrire dans le texte la phrase suivante : « les dispositifs mis en place pour la transition écologique ne doivent pas être discriminatoires pour les travailleurs.euse.s ». Certains y voient la fin de l’alliance écologique et sociale.
Continuer à bosser avec les écolos
« Je ne comprends pas que des camarades puissent croire que Plus Jamais Ca nous conduit à lutter contre l’emploi… C’est notre fond de commerce, le syndicalisme ! », s’exclame Olivier Champetier, secrétaire général de l’union départementale de l’Essonne (91). « Au contraire, ce dispositif nous a permis de faire comprendre à des associations écologistes, dont ce n’était pas la préoccupation première, que le changement de société ne se fera pas sans les travailleurs. Par exemple : dans l’Essonne nous avons un entrepôt Amazon. Un comité local d’Attac avait prévu des tracts pour la fermeture de l’entrepôt. Après discussion, nous avons fini par rédiger un tract non plus sur la fermeture, mais sur l’environnement et les droits des salariés ». Comme les unions départementales ont la liberté de choisir où elles mettent leurs moyens, il est bien possible que l’alliance entre écolos et cégétistes perdure dans certains endroits.
« Dans mon UD, on va quand même continuer ce travail. Ce cadre nous a permis de faire des choses chouettes. Une fête en plein cœur du quartier populaire des Ulis, la lutte contre un projet de méthaniseur, un travail avec le réseau des AMAP…», égrène Olivier Champetier. « Surtout, il nous a permis de nous ouvrir à de nouveaux publics, plus jeunes, avec des cultures militantes différentes. Les jeunes d’Extinction Rébellion sont venus visiter la maison des syndicats, maintenant on ne se regarde plus en chiens de faïence ! Que la CGT puisse impulser la transformation sociale seule, je n’y crois pas. »
Congrès de la CGT : quel féminisme ?
Dans la salle plénière, la file pour prendre la parole est parfois longue, et c’est le premier arrivé qui est premier servi. Alors, au bureau du congrès, on tente quelque chose : « On va essayer une prise de parole alternée, un homme puis une femme, ça serait classe. » Si la pratique peut être une évidence dans certains espaces militants…elle ne fait pas l’unanimité au congrès de la CGT. Successivement, deux femmes prennent le micro pour dénoncer ce paritarisme jugé artificiel. Pour elles, dans une CGT qui compte 39% de femmes, tenter de faire respecter la parité dans la prise de parole relève de « l’instrumentalisation ». Le vrai féminisme consisterait à aller syndiquer les secteurs les plus féminisés.
Un événement qui révèle à quel point la question du féminisme peut être clivante à la CGT. « Je suis féministe, mais dans le cadre d’un rapport de classe. Par exemple : je suis pour l’égalité salariale. Je n’oppose pas les hommes et les femmes entre eux, j’oppose les classes sociales entre elles. Je n’ai aucune communauté d’intérêts avec Mme Borne par exemple, même si c’est une femme », résume Clarisse Delalondre de la FNME-CGT, qui qualifie de « dérive sociétale » les dernières orientations de la CGT. Sous entendu : la confédération sortante délaisse la lutte de classe au profit de questions jugées annexes.
En tous cas la CGT a entrepris un travail sur la question suite au précédent congrès. Elle a ainsi créé un pôle « Égalité des droits » pour lutter contre les discriminations faites aux femmes mais aussi aux migrants, aux personnes LGBT, ou encore aux syndicalistes. « Alors que dans l’entreprise, une personne LGBT sur deux est discriminée à l’embauche, les camarades ont parfois du mal à lier ces questions aux questions salariales ou d’emploi et à voir le tout comme un projet revendicatif d’ensemble qui ne relève pas que des individus mais bien des collectifs de travail », explique Alexandra Meynard, pilote du collectif de lutte contre l’homophobie, pour l’égalité et la non-discrimination des personnes LGBT.
« Le bilan du pôle est positif. On est passé d’une vingtaine d’UD, qui participaient aux marches il y a quatre ans, à 50 ou 60 l’an dernier. Même si au départ c’était considéré comme relevant du sociétal et non du social », continue-t-elle. « On est encore imprégné d’une histoire des luttes avec des images d’Epinal virilistes. On a l’impression que la lutte c’est une histoire de costaud, même si c’est faux au regard de l’histoire sociale. On a seulement un quart des secrétaires généraux de fédération et d’UD, qui sont des femmes. Il reste donc du boulot et il y a des résistances, pas seulement dans les secteurs majoritairement masculins », conclut Alexandra Meynard.
Comment gérer les violences sexuelles et sexistes ?
Forcément, les débats sur le féminisme se prolongent lorsqu’il s’agit d’aborder la gestion des violences sexistes et sexuelles (VSS) au sein même de la CGT. Au micro, Claire Serre-Combe, co-secrétaire générale du Synptac-CGT, raconte : « Je travaille dans le spectacle, un secteur qui n’est pas forcément exemplaire en matière de VSS, pourtant je n’en ai jamais subi dans mon cadre de travail. C’est à la CGT que c’est finalement arrivé. Nous demandons à nos employeurs d’être exemplaires en la matière, il faut que nous le soyons aussi ! » Et de conclure : « Un syndicat ne peut pas se revendiquer de classe et de masse quand il ne peut pas mettre en sécurité la moitié de la population. »
Une prise de parole loin d’être anodine. Ces dernières années, la CGT a été bousculée par des affaires de violences sexuelles graves, dont l’affaire Benjamin Amar. Cet enseignant, membre de l’union départementale du Val-de-Marne, avait été suspendu de ses mandats confédéraux suite à la plainte d’une militante CGT pour « viol », « agression sexuelle », « torture » et « actes de barbarie ». Le parquet avait ouvert une enquête, finalement classée sans suite en août dernier. Ce qui avait conduit à la réintégration de Benjamin Amar, par ailleurs connu pour être un farouche opposant à la direction de Philippe Martinez.
Suite à cette affaire, la CGT s’est dotée, début février, d’un « Cadre commun d’action », définissant les règles à tenir face aux violences sexistes et sexuelles (VSS). Un texte qui acte notamment qu’il est impératif de « mettre en protection la victime en suspendant le ou les mandats du ou des mis en cause », et ce « qu’il y ait dépôt de plainte ou non, le temps de la constitution du dossier ». L’adoption de ce texte a conduit Benjamin Amar à être de nouveau démis de ses fonctions confédérales et a empêché sa présence au 53e congrès de la CGT.
Une CGT seule ou avec d’autres ?
« Rechercher l’unité syndicale ne se fera qu’à une certaine renonciation de notre identité », exprime Muriel Morand de la CGT Biomérieux dans le Rhône, pendant le débat sur le rapport d’activité. Pour elle, « la majorité des actions menées se font à l’initiative de syndicalistes cégétistes ». Ainsi, en creux : nul besoin des autres. Et hors de question d’être « un syndicat de concertation ou d’accompagnement à la remorque de la CFDT », soutient cette militante de la fédération de la chimie. Le sentiment que la CGT seule est suffisante est partagé par une partie des congressistes, notamment dans certains secteurs industriels où la CGT reste la force dominante. Mais avec bien plus de nuances pour Mathieu Pineau de Mines Énergie : « Sur la séquence des retraites : travailler avec la CFDT est une bonne chose en termes d’affichage, ça montre qu’on est unis. Dans l’énergie, ça permet aussi de faire monter le nombre de grévistes lors des journées d’appel intersyndical ».
Le sentiment que la CGT se suffit à elle-même se double pour certains de la crainte de se diluer dans le travail avec d’autres forces. C’est le cas pour la CFDT évidemment, avec une forte remise en cause de l’époque du « syndicalisme rassemblé » du début des années 2000, mais pas seulement. « Ce n’est pas le rôle d’une organisation syndicale d’être liée avec des ONG qui ne partagent pas nos valeurs », avance Clarisse Delalondre, membre du comité exécutif de la fédération Mines Énergie. Une critique du travail sur l’environnement avec les associations et les ONG de « Plus jamais ça » qui cimente les fédérations issues de l’industrie, mais aussi celle des cheminots également hostiles à Philippe Martinez. Là, Greenpeace fait office d’épouvantail pour ses actions d’éclat anti nucléaire, comme la CFDT sert de repoussoir sur le projet syndical.
La question d’une unification du syndicalisme de lutte ou de transformation sociale ne trouve pas davantage grâce aux yeux d’une partie des délégués. Particulièrement dans l’industrie où Solidaires et la FSU sont peu voire pas présentes. Et où la CGT pense être la seule organisation capable de mener les luttes et d’entraîner les salariés. Pourtant, elle est bien inscrite dans le document d’orientation présenté au congrès de la CGT qui propose de s’inscrire « dans une démarche de réunification du syndicalisme ».
Ici, la CGT met en avant le travail engagé notamment avec la FSU et appelle à le renforcer. « Le syndicalisme de transformation sociale, de lutte et de propositions ne peut se satisfaire de ses divisions, il doit mettre en œuvre sa recomposition », propose le document d’orientation. Un rassemblement d’une partie du syndicalisme, qui est historiquement défendu par la fédération de l’éducation, de la recherche et de la culture (FERC), dont est issue Marie Buisson. Mais aussi par celle des travailleurs de l’État, dont provient Céline Verzeletti. Sa candidature est pourtant poussée par certaines fédérations opposées à la direction précédente et par ailleurs plus que tièdes sur cette question.
Stéphane Ortega et Guillaume Bernard
Crédit photo : Ricardo Parreira