L’Union syndicale Solidaires est partie prenante de la Rencontre européenne de l’économie des travailleurs et travailleuses à Milan prochainement. Ce réseau international est décrit dans le numéro 10 de la revue Les Utopiques de Solidaires (ici : http://wp.me/p6Uf5o-2st) consacré à l’émancipation.
Association pour l’autogestion – Union syndicale Solidaires
Réseau pour l’autogestion, les alternatives, l’altermondialisme, l’écologie et le féminisme[1]
Ces organisations sont parties prenantes du Réseau Se fédérer pour l’émancipation, qui rassemble l’Association Autogestion (AA), l’Association des communistes unitaires (ACU), les Amis de Tribune socialiste (ATS), Cerises la coopérative, l’Observatoire des mouvements de la société (OMOS), le Réseau pour l’autogestion, les alternatives, l’altermondialisme, l’écologie et le féminisme (AAAEF), le Temps des lilas et l’Union syndicale Solidaires.
Rencontre européenne de l’économie des travailleurs et travailleuses. Rimaflow, Milan, du 12 au 14 avril 2019
Mouvements sociaux et auto-organisation des travailleurs et travailleuses[2]
Trop d’exemples illustrent comment de nombreuses organisations politiques, syndicales ou associatives s’opposent à l’auto-organisation des travailleurs et travailleuses. Pourtant, par exemple, qu’est-ce que le syndicalisme si ce n’est le fait pour des travailleurs et des travailleuses de se rassembler, de manière autonome en tant que classe sociale spécifique, et donc de s’organiser et agir comme ils et elles le décident, pour ce qu’ils et elles veulent ? Qu’est-ce qu’une association, sinon des personnes qui décident elles-mêmes de se rassembler pour agir, comme elles le décident et pour ce qu’elles décident ? L’état actuel du syndicalisme fait que, dans bien des pays, nombre de tâches qui lui reviennent sont réalisées par des collectifs organisées sous forme associatives. Dans ce texte, lorsque nous ferons référence au syndicalisme, ce sera pour parler d’une organisation prenant en compte ces diversités et intervenant sur l’ensemble du champ sociétal. Dit autrement, nous incluons le syndicalisme dans « les mouvements sociaux »
Organisons l’auto-organisation !
Faire le choix de défendre et promouvoir l’auto-organisation des travailleurs et des travailleuses impose aux mouvements sociaux qu’ils soient locaux, régionaux ou nationaux (voire internationaux), de faire des choix. En termes de fonctionnement interne, cela renvoie à tous les aspects de la lutte contre la bureaucratisation (laquelle prend des formes très diverses et, par exemple, ne concerne pas que les échelons nationaux d’une organisation syndicale) : formation du maximum de membres, informations complètes et régulières diffusées aux travailleurs et travailleuses, processus de décision permettant aux structures de base de s’approprier les débats, périodicité, heures et lieux de réunions permettant une participation maximale des adhérents et adhérentes, limitation dans le temps des dégagements complets de la production (les permanents et permanentes), contrôle des mandats, etc. Dans les luttes, cela passe par l’organisation d’assemblées générales décisionnaires, dans des périmètres qui permettent à chacun et chacune de s’exprimer et de décider ; ces A.G. « de base » pouvant bien entendu se coordonner à différents échelons, selon les circonstances. Cela signifie aussi que le syndicat, s’il ne se dissout pas en période de lutte sociale, n’a pas vocation à « diriger » le mouvement ; ce sont les travailleurs et les travailleuses qui mandatent, sous les formes qu’ils et elles décident des animateurs et animatrices pour telle ou telle tâche. Cette question est directement liée à l’indépendance du mouvement syndical vis-à-vis de l’Etat, des institutions et des organisations politiques : comment imaginer l’auto-organisation des travailleurs et des travailleuses s’il faut s’en remettre aux décisions d’une organisation politique ? Cela ne signifie nullement qu’il faille renoncer à faire de la politique, plus exactement à créer de la politique : au contraire, en toute autonomie ce sont les travailleurs et les travailleuses qui le font ; sans occulter aucun versant des diverses problématiques qui peuvent exister.
On le voit, la question de l’auto-organisation suppose de combattre sans relâche deux tendances facilement présentes dans le syndicalisme :
- la « hiérarchie syndicale » est un non-sens. Il ne s’agit pas de faire preuve d’une grande naïveté vis-à-vis de la réalité, mais d’affirmer dans les écrits, les orientations et surtout dans la pratique quotidienne, le fait que le syndicat est juste le regroupement de personnes égales et que les mandats ne sont ni des diplômes, ni des autorisations de faire à sa guise. A contrario, cela veut dire aussi qu’il ne doit pas y avoir de « sommet », de « direction », même s’il est simple et reposant de les entretenir pour pouvoir les dénoncer.
- Vouloir « prendre la direction des luttes », c’est combattre l’auto-organisation. Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à toutes propositions, à toutes initiatives, à toutes structures animatrices. Au contraire ! Mais le rôle des militants et militantes autogestionnaires est de créer les conditions pour que le pouvoir soit bien aux travailleurs et travailleuses, à travers les assemblées générales et leurs coordinations démocratiques.Petit retour vers le passéL’autogestion, le contrôle ouvrier, l’économie des travailleurs et travailleuses pour les travailleurs et travailleuses, ne sont pas des thèmes neufs pour le mouvement social français. On en trouve trace dès l’origine puisqu’au sein de l’Association Internationale des Travailleurs, et notamment de sa section française, le « travail coopératif » est un sujet abordé dès 1866, avec des mises en œuvre concrètes sous forme de coopératives[3]. Si les termes que nous utilisons aujourd’hui n’étaient pas utilisés, le concept était, de fait, présent à travers les pratiques, les débats et les orientations du syndicalisme révolutionnaire du début du siècle passé. La « charte d’Amiens », adoptée lors du congrès de la Confédération Général du Travail en 1906, n’est certes pas un texte sacré mais elle est emblématique de ce type de syndicalisme, dont l’Union syndicale Solidaires, par exemple, se réclame d’ailleurs aujourd’hui. Dans le cadre de la fameuse « double besogne » du syndicalisme, outre « l’œuvre revendicative quotidienne », celui-ci a aussi une autre tâche : « il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale ». Bien sûr, il convient aujourd’hui d’intégrer des éléments, à commencer par nombre d’expériences historiques, qui n’étaient pas connus, à l’époque, par les rédacteurs de cette Charte. Mais il n’en reste pas moins que « l’expropriation capitaliste » et le syndicat devenant « groupement de production et de répartition », renvoient très directement vers l’autogestion.Pour autant, cette question ne sera guère débattue durant des dizaines d’années au sein du mouvement syndical français. Le poids du Parti Communiste au sein de la CGT durant la majeure partie du 20ème siècle, et le rapport de ce courant politique au concept et à la pratique de l’autogestion, n’y sont pas pour rien. Cependant, il faut mentionner quelques tentatives d’autogestion ouvrière, très isolées, lors des grèves de 1936, les réflexions de la minoritaire CGT-SR durant les années 1930 ou encore quelques expériences autogestionnaires dans l’immédiat après-guerre, en 1944/1948. Plus récemment, l’autogestion pris une place importante dans le mouvement syndical par la combinaison – on pourrait parler de rapport dialectique – de deux facteurs importants : les réflexions et le travail menés à ce propos par la CFDT d’une part, le mouvement de mai 1968 d’autre part ; la lutte menée chez LIP à Besançon dans les années 1970 apparaît un peu comme le point d’orgue de cette période.
S’en suit, indiscutablement, une période de creux quant aux préoccupations syndicales vis-à-vis de l’autogestion ; étant entendu, que nous ne traitons pas ici de « l’autogestion des luttes », qui fut particulièrement mise en avant dans la période 1986/1995. Cette auto-organisation des luttes sous la forme des coordinations, est un répertoire d’action inauguré au début des années 1970 dans les mouvements lycéens et étudiants et qui a ensuite irrigué les luttes des salarié.es des secteurs les plus diplômés et ou qualifiés (cheminots et cheminotes en 1986, institutrices et instituteurs en 1987, infirmières et infirmiers en 1989). Nos organisations ne sont pas en dehors ce temps : la quasi-disparition des débats syndicaux sur l’autogestion depuis les années 1980, jusqu’à ces dernières années, marque fortement notre réalité.
Au-delà de la situation française, les concepts de nationalisation, socialisation, autogestion, contrôle ouvrier, ont imprégné des années de débats au sein du mouvement ouvrier. Ce ne sont pas des discussions « dans le vide » ; des expériences ont été menées, des bilans ont été tirés. La gestiondes outils de production (c’est-à-dire la gestion directe des entreprises et des services) directement par celles et ceux quitravaillent est possible. C’est un point important car il rappelle que des alternatives sont possibles, en vrai, passeulement sous forme de slogans.
Du passé, avant de faire table rase, tirons les enseignements !
La question de la propriété est toujours révélatrice de l’état des rapports de force entre les classes sociales, et de l’état du débat social et politique du moment. Le processus historique de mise au travail sous la forme du salariat pose originellement la question « A qui appartient quoi ? ». Sans retracer un siècle et demi de débat sur cette question, reprenons quelques périodes charnières, parmi les plus récentes.
Le débat sur le pouvoir, et en fait sur l’autogestion, a traversé le mouvement ouvrier dans tous les pays et dans des périodes bien différentes. On sait ce qu’il advint de la révolution russe de 1917 et ce que furent les régimes autoritaires des pays dits « communistes ». Mais, en Russie, de 1917 au début des années 20, la remise en cause du pouvoir des conseils ouvriers (les soviets) a été contestée y compris au sein du parti bolchevik au pouvoir. Paradoxalement, c’est en 1922 qu’est officiellement créée l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, à un moment où le pouvoir qu’exerçaient directement les travailleurs et les travailleuses dans les usines, à travers les soviets, a été définitivement confisqué par le Parti communiste, à travers les institutions qui y sont inféodés (dont les syndicats).
Suite à la crise de 1929, le débat sur les nationalisations refait surface en Europe entre les partisans d’une politique de nationalisation des infrastructures et des secteurs clés de l’économieet ceux préconisant un régime d’économie mixte où le régime de propriété capitaliste reste dominant. En France, un clivage existe dans le mouvement syndical (notamment entre CGT et CGT-U puis dans la CGT réunifiée) entre les « réformistes » et les « syndicalistes révolutionnaires », ces derniers considérant qu’étatiser une partie de l’économie sans rompre avec le régime du profit et les inégalités de classe, est un leurre. La nationalisation des chemins de fer par la création de la SNCF en 1937 illustre cette situation, puisqu’il s’agit avant tout d’éponger les dettes des grands actionnaires des compagnies privées, sans toucher aux profits accumulés depuis des dizaines d’années, et en les indemnisant très généreusement : « socialiser les pertes, privatiser les profits », est une revendication patronale ancienne…
À l’échelle internationale, les collectivisations en Espagne, entre 1936 et 1939, sont une expérience particulièrement intéressante ; sans les mythifier, elles montrent que « c’est possible » à grande échelle, sans recours aux nationalisations étatiques mais en fédérant des initiatives mises en œuvre à la base. Plusieurs millions de personnes participèrent à des réalisations sans précédent[4] : les collectivités agricoles d’Aragon et la socialisation d’entreprises et des services publics en Catalogne, par exemple, se sont faites sans recours à l’État. Celles et ceux qui produisaient se sont emparé.es des usines, des bureaux, des champs. Ils et elles ont géré directement la production, sa répartition, les échanges, mais aussi les moyens à mettre en commun pour l’éducation, la santé, etc. Dans certaines collectivités, un salaire unique a été mis en place, dans d’autres l’argent était aboli au profit de bons d’échange, non capitalisables et utiles pour la seule satisfaction des besoins familiaux, … Bien entendu, le contexte politique, économique et social de l’Espagne de 1936 n’est pas celui de notre monde contemporain, mais ces expériences méritent toute notre attention.
En 1945, après la Seconde Guerre mondiale, où tout est à reconstruire et afin d’écarter toute velléité de remise en causedu système, nombre de gouvernements européens mettent en place des politiques dites keynésiennes[5] fondées sur un interventionnisme étatique fort. En France, dans le cadre du Conseil national de la résistance (CNR) regroupant les courants politiques de droite et de gauche, le projet était « le retour à la nation de tous les grands moyens de production monopolisée, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques » ; le préambule de la constitution de 1946 reprend ces principes. Une grande partie du patronat ne s’y oppose pas, non seulement parce que les actionnaires indemnisés pourront investir dans des secteurs plus juteux à court terme, mais aussi parce que les lourds investissements assumés par l’État seront profitables au développement du capitalisme. De surcroît, la gestion des secteurs nationalisés n’étant pas sous contrôle ouvrier (aucune organisation du CNR ne revendique cela ; au contraire, PCF et CGT dénoncent ces mots d’ordre), le changement juridique de la propriété ne remet en cause, ni la logique de rentabilité, ni le pouvoir de décision et de gestion des dirigeant.es. Rien d’étonnant, comme le disait le sociologue Pierre Bourdieu, tant la porosité entre « la noblesse d’État » technocratique et les pouvoirs économiques, contredit la notion « d’État garant de l’intérêt général ».
L’important travail de recherches, de confrontation d’idées, mené au cours des années 60 dans des organisations ouvrières (y compris syndical, notamment dans la CFTC/CFDT) et la dynamique de Mai 68, mettent l’autogestion au centre de nombreux débats. Avec le recul, certains « exemples » d’alors méritent d’être considérablement rediscutés. Ainsi, nombre de textes de la CFDT de l’époque mais aussi d’organisations politiques (PSU, trotskystes, libertaires) portent sur « l’autogestion yougoslave et algérienne ». Certes, les critiques pointent, fort justement, bien des insuffisances. Avec le temps, il est clair qu’il vaut mieux parler « d’expériences autogestionnaires » qui se sont déroulées en Yougoslavie et en Algérie, sans mythifier (ni ignorer) le projet global.
C’est dans ce contexte où se mêlent débats théoriques et forte volonté de « changer les choses dès maintenant » que naît le conflit des LIP en 1973 à Besançon[6]. Contre les licenciements, les salarié.es, massivement syndiqué.es, réquisitionnent le stock de montres et s’emparent des plans de fabrication. S’ensuit une période novatrice, qui cristallise espoirs et soutien populaire, au cours de laquelle est mis en œuvre le slogan : « C’est possible, on produit, on vend, on se paie. »
Les nationalisations de 1982, sous la présidence de Mitterrand, représenteront 17% du Produit Intérieur Brut, et toucheront plusieurs dizaines de sociétés industrielles (Compagnie générale d’électricité, Saint-Gobain, Pechiney, Rhône-Poulenc, Thomson-Brandt) et financières, mais elles suivront la même logique que les processus antérieurs, avec 47 milliards de francs d’indemnisations pour les actionnaires. Il n’y avait aucune volonté politique de permettre une remise en cause des choix stratégiques de production, du pouvoir de décision et de gestion des salariés.es dans les entreprises. Les équipes dirigeantes resteront les mêmes notamment dans le secteur bancaire où la course à la spéculation aboutira à une facture salée pour les contribuables (cf. les 100 milliards de dette du Crédit lyonnais). Le gouvernement PS-PCF est loin même du programme commun de la gauche des années 70 qui préconisait la mise en place de conseils d’ateliers et de services pour un contrôle ouvrier des entreprises. Les libéraux comme les sociaux-démocrates utilisent la socialisation des pertes comme une transition avant un retour fructueux au secteur privé. A l’instar des politiques anglo-américaines de Thatcher et Reagan dont la doctrine est la restauration de « l’ordre spontané du Marché », le gouvernement « socialiste » opérera le tournant libéral dès 1983.
Les privatisations ne vont pas cesser de s’enchaîner sous les gouvernements de droite comme de gauche, notamment sous le gouvernement Jospin (Pari socialiste – Parti communiste français – Les verts, de 1997 à 2002). La sidérurgie française privatisée en 1996 est un des symboles. D’autres secteurs verront la participation de l’État baisser sans cesse et en bout de course circonscrite à l’énergie, les transports, l’audiovisuel, les télécommunications, la poste…souvent de plus en plus partiellement.Cette contre-révolution conservatrice amorcée dans les années 1980, prend dans les années 90 des formes nouvelles de domination de la finance sur l’ensemble de la sphère économique dont la recherche de rentabilité maximum et à court terme, conjuguée avec une concentration croissante des entreprises, abouti à l’extension des privatisations et à une offensive brutale et durable contre les services publics.
Réponses alternatives, mouvement de masse, changements concrets
Les crises économiques et financières successives et leurs conséquences sociales dévastatrices ont mis à jour la réalité du capitalisme financier, phase actuelle de ce système économique. Elles renforcent la nécessité d’une utopie transformatrice. Mais les effets du néolibéralisme en termes de chômage de masse, de précarisation, d’individualisation de la relation salariale handicapent toute velléité de dynamique d’émancipation, sans oublier le bilan désastreux des expériences du « socialisme » dit réel, par exemple dans les ex-pays de l’est européen, qui pèse encore dans l’inconscient collectif. Dans ce contexte contradictoire et paradoxal, le mouvement social, dont le syndicalisme, ne peut pas se limiter à la défense des intérêts immédiats des travailleurs et travailleuses mais se doit d’élaborer un projet de transformation sociale à la hauteur des bouleversements du capitalisme contemporainet conforme à notre volonté d’émancipation sociale globale. Trop de forces sociales et politiques, en France et partout dans le monde, ont abandonné cette tâche essentielle et ne visent plus qu’à aménager, voire à accompagner les effets du libéralisme. Rien d’étonnant par conséquent que leurs stratégies et leurs revendications ne visent plus à remettre en cause le système ni à esquisser les contours d’une autre organisation sociale. Créer les conditions de nouveaux rapports de force idéologiques et sociaux implique de se battre sur des orientations syndicales inversant la logique même du système d’exploitation capitaliste et faisant le lien avec la situation et les revendications quotidiennes des salarié.es, chômeurs-ses, jeunes en formation et retraité.es.
Socialisation, autogestion : une autre voie possible
Les questions que nous devons poser sont celles de la répartition des fruits des richesses produites et de l’organisation de la production (ce qui implique celles sur son contenu, son utilité sociale, ses implications écologiques, etc.). C’est le cœur de l’activité de collectifs militants comme l’Association pour l’autogestion ou le Réseau pour l’autogestion, les alternatives, l’altermondialisme, l’écologie et le féminisme. Une des résolutions adoptées lors du congrès de l’Union syndicale Solidaires, en 2017, résume ainsi cet enjeu :
« L’importance des enjeux exige la réactualisation de questions qui, si elles ne sont pas nouvelles, ne doivent plus être différées. Elles touchent à la nature du travail (comment produire ?) autant qu’à sa finalité (que produit-on ?). Or les réponses à ces interrogations ne peuvent ni ne doivent être soumises aux intérêts de la classe dirigeante. Elles impliquent le contrôle des lieux où l’on produit par celles et ceux qui y travaillent et l’ensemble de la société, et, par là même, posent la question de la propriété privée des moyens de production. Aux yeux des générations futures, celle- ci devrait apparaître tout aussi cruelle et absurde que l’esclavage l’est pour nous aujourd’hui ».
La nationalisation de tel ou tel secteur, où seule la forme juridique de la propriété change en devenant étatique, ne bouleverse pas la logique du système dans son ensemble. À certains moments, elles peuvent permettre de sauvegarder les intérêts des salariés.es ; mais une véritable transformation sociale du système suppose la socialisation de l’ensemble des moyens de production et d’échange donc la remise en cause de la propriété privée, et de l’exercice du pouvoir par les travailleurs-ses, au sein des entreprises mais aussi plus largement pour « l’administration de la société ». Cela implique également un cadre national de planification des besoins sociaux futurs, des ressources allouées pour les satisfaire, en tenant compte des impératifs écologiques. L’articulation de ces orientations, à l’échelle nationale et internationale, avec les besoins locaux, ceux des entreprises et des branches, pose la question de l’ensemble de la « chaîne démocratique » pour assurer des choix cohérents au profit de la collectivité dans son ensemble.
Au-delà des mots différents (autogestion, collectivisation, socialisation, …), ce que pose la notion d’autogestion c’est que les classes sociales qui produisent la richesse collective[7], aujourd’hui sans pouvoir, peuvent gérer l’économie (donc les entreprises, les services, etc.) et plus généralement la société. Ceci suppose l’appropriation collective directe des outils de production et des moyens d’échanges. Mais nous ne sommes plus dans les années 1970 où nous étions face à un capitalisme encore largement patrimonial, familial, avec un pouvoir de décision unique et identifié. L’internationalisation du capital, les centres de pouvoir opaques et insaisissables, l’interdépendance économique à l’échelle planétaire, la domination des multinationales sur l’ensemble des filières, des PME (petites et moyennes entreprises), et du marché des matières premières, impliquent de redéfinir le contenu des réponses alternatives et les stratégies syndicales et politiques.
La perspective de socialisation des secteurs clés de l’économie et autogérés par les salariés.es suppose d’anticiper la chaîne de conditions économiques de production et de la repenser au-delà des murs d’une seule entreprise. En d’autres termes, l’autogestion n’est pas concevable en l’organisant entreprise par entreprise, sans prendre en compte les interactions entre de nombreuses entités tout au long de la production d’un produit ou d’un service. Cela ne veut pas dire que des espaces d’expériences autogestionnaires sont impossibles, comme les SCOP (sociétés coopératives et participatives, la dénomination officielle jusqu’en 2010 était « société coopérative ouvrière de production ») en France ou plus abouties et plus nombreuses comme en Argentine (les entreprises « récupérées »), mais dans tous les cas ce sont dans des secteurs et des créneaux restreints. Ces expériences sont souvent issues de conflits sociaux importants, notamment pour sauvegarder l’outil de travail face à des multinationales qui décident de fermer une entreprise car considérée comme «non-rentable»: c’est notamment le cas des Fralib, devenu.es SCOP-TI, (à Gemenos, Bouches-du-Rhône) où après une lutte de 1336 jours, l’entreprise a redémarré en 2015 en coopérative, avec un autre fonctionnement (hiérarchie des salaires en particulier) mais aussi une recherche d’une autre type de production (produits locaux, bio…). Le mode d’organisation en SCOP permet des ruptures importantes avec le schéma dominant dans l’économie capitaliste : sur la propriété, la hiérarchie, la répartition des tâches, etc. Dans un autre registre, mais avec la même aspiration, le développement des AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) pose les questions des circuits courts entre paysan.nes et consommateurs.trices, de l’inutilité des grands groupes prédateurs de la distribution mais aussi la qualité de la nourriture produite et du soutien à une agriculture non productiviste.
Travailleurs.euses, usager.es, consommateurs.rices …
Un autre défi est celui de la conception du sujet social, acteur de cette perspective de transformation sociale : est-ce la classe ouvrière dans sa vision la plus restrictive ? Est-ce les salarié.es (qu’ils et elles aient un emploi, soient au chômage, en formation ou en retraite) ? Quels sont les rapports avec les paysan.nes ? Avec les artisan.nes ? La grande majorité du mouvement ouvrier, et donc du syndicalisme, est encore imprégnée d’une conception restrictive des bases sociales de la démocratie économique et sociale. Nous ne devons plus penser les forces dynamiques de la transformation sociale uniquement à partir du seul rôle de producteurs ou productrices et du lieu clos de l’entreprise, mais bien appréhender cette question de manière transversale, à la fois dans toute sa dimension interprofessionnelle mais aussi par l’articulation et la jonction entre les moments où nous sommes usager.es, salarié.es, citoyen.nes.
La cohérence des choix économiques, des finalités de production de biens communs, nécessite une vision globale qui dépasse les intérêts d’une seule communauté de production ou de service. Transformer l’ensemble des rapports sociaux suppose d’aller au-delà de la question de l’appropriation sociale des moyens de production et de développer une réflexion sur les sujets de la démocratie sociale, la citoyenneté et l’égalité pour sortir de la figure unique du producteur émancipé. On pourrait dire aujourd’hui, pour paraphraser Marx que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des citoyen.nes eux-mêmes » …
Des contre-pouvoirs à ancrer dans le quotidien
La question des contre-pouvoirs dans l’entreprise, mais pas seulement dans l’entreprise, est essentielle. Il ne s’agit pas de se limiter aux contre-pouvoirs mais bien de construire par là, notamment, une dynamique aboutissant à poser concrètement la question du pouvoir, de sa forme, deson exercice, de sa réalité, de son utilité…et en revenir ainsi au débat sur l’autogestion.
Nos mots d’ordre et nos revendications de redistribution des richesses produites, de diminution massive du temps de travail, de droit de veto des représentant.es des travailleurs-ses dans les comités d’entreprises, de réquisition des emplois, d’appropriation collectives des entreprises qui ferment, etc., s’articulent pleinement avec ces réflexions. Applicables à la situation présente, donc dans le cadre du système capitaliste, c’est le rapport dialectique avec les luttes qui peut leur donner un caractère de transformation sociale. La construction du rapport de forces et de mouvements de masse qui s’opposent frontalement au système en place, donc le renforcement des outils syndicaux qui portent cette dynamique, sontincontournables pour passer des débats abstraits à la pratique concrète.
De même, l’autogestion ne doit pas être une notion qui demeurerait abstraite aux yeux de la majorité des travailleurs et travailleuses. Dans un processus de crédibilisation de nos aspirations autogestionnaires, les collectifs syndicaux doivent travailler sur ce que ceci pourrait signifier dans leur secteur. Ceci peut se concevoir relativement facilement pour une entreprise mono-activité, même si cela amène à poser des questions importantes comme l’utilité ou non de la hiérarchie, les modalités de décision collective, les rapports entre services, la non-opposition entre autogestion et parfois « commandement » technique, etc. Mais dans des entreprises plus importantes, dans des services en réseau (transports, énergie, etc.), c’est plus complexe ; raison de plus pour y travaillerdès maintenant.
S’appuyer sur l’expérience collective, être disponibles à l’inattendu
Ne plus se concevoir comme un simple contre-pouvoir, mais se poser comme une force porteuse d’un projet de société face au capitalisme est une des conditions pour inverser le rapport de forces et rendre à nouveau possible l’avènement d’un autre monde. L’internationalisme est partie intégrante de ce processus. Si personne ne peut prétendre avoir un modèle clé en main d’un processus de transformation sociale, ni des formes achevées d’une organisation sociale autogestionnaire, commencer à se poser quelques questions fondamentales c’est tenter d’y répondre.L’histoire nous enseigne que les mouvementssociaux produisent eux-mêmes les outils nouveaux de la transformation sociale. Être attentifs aux nouvelles formes d’organisation collectives et disponibles à l’inattendu, c’est être fidèle au combat de l’émancipation sociale.
Un travail militant : celui d’acteurs et actrices se référant à « l’autogestion comme but et comme moyen ».
On reconnaît dans les acteurs de ce travail militant aussi bien des nouvelles générations issues des mouvements contemporains qu’une bonne partie de groupes ou d’individus de la génération précédente dotés d’expériences pratiques et programmatiques se référant explicitement à l’autogestion « comme but et comme moyen »[8]. Leur critique du « socialisme réel » a pu se développer également dans des nouvelles conditions après la chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS, bien qu’aucune alternative au tout Etat ou au tout marché n’ait émergé immédiatement à l’Est. C’est une des questions qui demeure de tirer un bilan sans concession des échecs des expériences révolutionnaires du XXème siècle ayant conduit aux phénomènes de bureaucratisation et à la conception du parti-Etat. Il est à noter que dans les anciens pays de l’Est comme en Chine de nouveaux mouvements de contestation émergent et se développent.
Le renouveau des expériences et des pratiques coopératives et autogestionnaires, depuis la dernière décennie du XX° siècle, dans les entreprises (coopératives, entreprises récupérées…) et dans les territoires (démocratie active, budget participatif…), a été observé en Amérique indo-afro-latine et en Europe, précédant l’émergence de l’altermondialisme.
Pour les partisans de l’autogestion, c’est-à-dire celles et ceux qui se réfèrent explicitement au terme et apprécient ces expériences au prisme de l’autogestion, l’analyse et le sens donnés à cet ensemble de pratiques ne se limite pas à une conception qu’ils critiquent comme « économiste » mais sont le révélateur d’une nouvelle culture politique en gestation, culture politique au sens large, liant le « déjà là » des expériences sociales de résistance à la crise économique, avec les reprises d’entreprises, un mouvement altermondialiste ancré aussi bien au Nord qu’au Sud, des formes de mobilisations citoyennes telles celles des « indignés » ou de la « démocratie participative », qui renouvèlent – face à la crise démocratique majeure et au discrédit généralisé de la représentation politique – le répertoire d’action mettant en évidence la production des propositions alternatives.
Cette « stratégie autogestionnaire », chemin vers un but : « l’autogestion généralisée », serait constitutive en conséquence d’une culture politique qui obligerait les forces politiques à repenser leur fonction et leur fonctionnement et à réinterroger leur pratiques concrètes, leur intégration aux institutions, leur lien à la société. De ce point de vue, l’actualité française, avec le mouvement des Gilets jaunes, fait écho à nos préoccupations, réflexions et utopies. Mandats impératifs, contrôlables, révocatoires, tirage au sort, organisation des assemblées générales, fédération de celles-ci, reprise en main du politique par tous et toutes, action directe, les sujets explorés sont nombreux. Ce n’est pas l’objet de la présente contribution, mais on ne peut passer cela sous silence. Nos organisations y travaillent depuis plusieurs mois[9].
[1] https://autogestion.asso.fr/ https://solidaires.org/ http://
[2] Dans l’ensemble du présent texte, nous utilisons les mots « travailleurs et travailleuses » pour parler de celles et ceux qui exercent une activité professionnelle, mais aussi des chômeurs et chômeuses, des personnes en retraite ou en formation et d’une grande partie des « auto-entrepreneurs ». C’est à prendre dans le sens de « classe ouvrière », sachant que n’est pas traités la situation des paysans et paysannes au regard des problèmes ici évoqués…
[3] La banque coopérative du Crédit au Travail fonctionne dès 1863 et jusqu’en 1868 ; mais le mouvement s’élargit rapidement à d’autres coopératives de consommation et de production, sous l’impulsion de militants « internationalistes » ; elles seront anéanties avec la Commune, en 1871.
[4] Il y avait deux organisations syndicales en Espagne, rassemblant chacune des millions de syndiqué.es : la CNT anarchosyndicaliste, l’UGT socialiste ; hormis en Catalogne où l’UGT sous influence du Parti communiste combattit les collectivisations, les deux organisations participèrent au processus autogestionnaire.
[5] Keynes est un économiste britannique. Sa théorie, mise en œuvre durant la seconde moitié du XXe siècle est que les marchés ont besoin d’une intervention étatique pour trouver leur équilibre. Il ne remet nullement en cause l’exploitation capitaliste.
[6]Voir le film Les Lip, l’imagination au pouvoir : www.filmsduparadoxe.com/les-
[7]C’est-à-dire celles et ceux qui vivent de leur travail et non de l’exploitation de celui d’autrui. Par ailleurs, comme indiqué précédemment, nous ne traitons pas ici de la question paysanne.
[8] Voir, comme exemple, la composition de l’Association pour l’autogestion en France ou du site International workers control, et leur littérature qui traite aussi bien des expériences présentes que de l’histoire des luttes, des idées, des courants et auteurs.
[9] Voir notamment : www.cerisesenligne.fr/