Une note de lecture de Didier Epsztajn, animateur du blog : http://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com, à propos du syndicalisme canadien et québequois.
L’action collective donne aux salariéEs la perception de leur pouvoir
La structuration syndicale, et plus globalement, celle des organisations du mouvement ouvrier est fortement dépendante de l’histoire, des rapports aux autres couches sociales, dont la bourgeoisie, le patronat, à l’Etat et au Droit institutionnel, etc.
Si les analyses de David Camfield ne peuvent être transposées sur le mouvement syndical français, elles n’en demeurent pas moins très intéressantes. Car, au-delà du contexte d’un droit syndical « réduit » en regard de ce qui existe « ici », un certain nombre de problématiques sont communes : institutionnalisation, bureaucratie, place des permanent-e-s, sexisme, racisme, désyndicalisation, substitutionisme, absence de démocratie, etc…
En introduction, l’auteur parle de vocabulaire : mouvement ouvrier, syndicat, labor movement, mouvement du travail, mouvement des travailleurs et des travailleuses, classe ouvrière, workers, working people, worker’s movement, working class, salariEs… Il propose des définitions de la classe ouvrière, de ce que je nommerai le prolétariat élargi. Il parle de divisions, de différenciations, des hiérarchies dans cette classe, j’aurai au moins ajouté le terme de domination, « la classe ouvrière est divisée en son sein de façon beaucoup plus importante qu’on ne le reconnaît généralement ».
David Camfield rappelle aussi que « La classe ouvrière telle qu’elle existe vraiment est façonnée par les relations entre les sexes, les pratiques et les idées en matière des relations raciales, et par d’autres dimensions de la société ». Il reviendra sur le sexisme et le racisme systémiques.
L’auteur explique l’importance du mouvement ouvrier, des organisations syndicales, organisations autonomes des travailleurs et des travailleuses, « seuls regroupements au moyen desquels les salariéEs peuvent assurer leur défense dans une société où cette classe est attaquée », lieux où les travailleurs et les travailleuses « peuvent développer leurs capacités de penser et d’agir pour susciter le changement social ». Il parle aussi de démocratie syndicale.
David Camfield souligne aussi « Le mouvement ouvrier s‘est réinventé dans le passé pour répondre à l’évolution du capitalisme, et il est possible de le réinventer aujourd’hui pour en faire un outil plus efficace pour les luttes des travailleurs et des travailleuses » et il ajoute, qu’au-delà des textes de congrès, il est plus intéressant « d’étudier ce que font réellement les gens, par le biais des organisations »
Sommaire :
Première partie : Le mouvement ouvrier aujourd’hui
• Syndicats et milieux de travail
• Au-delà de la convention collective
• A l’intérieur des syndicats : la vie de l’organisation
• Autres organisations du mouvement ouvrier
• Evaluer le mouvement actuel de la classe ouvrière
• Racine des problèmes d’aujourd’hui
Deuxième partie : Perspectives d’avenir
• Pourquoi réinventer le mouvement ?
• Comment réinventer le mouvement ?
Concepts
Lectures et bibliographie
Je ne signale que certains éléments.
Au-delà des descriptions et des analyses de la situation syndicale au Canada et au Québec, dont la place des conventions collectives, j’ai particulièrement apprécié les réflexions sur le sexisme, le racisme, les peuples autochtones, la « communauté ». L’auteur insiste sur la démocratie syndicale, la participation de tou-te-s les salarié-es syndiquée-e-s ou non, l’action directe, la prise en compte de l’ensemble des problèmes (internes et externes à l’entreprise) concernant les salariéEs, le refus d’en rester au cadre national.
David Camfield distingue différents types de syndicalismes : syndicalisme d’affaires, syndicalisme d’entreprise, syndicalisme social, syndicalisme de mobilisation et syndicalisme de mouvement social. Il en explicite les tenants, les fonctionnements, les défauts, etc.
Il explique et souligne « le cadre extrêmement bureaucratique imposé aux syndicats par le droit du travail depuis les années 1940 », la transformation des syndicats par « l’effet combiné des nouvelles lois du travail et des purges anticommunistes ».
L’auteur parle de « La dégradation des infrastructures de la dissidence ». Cette notion de « infrastructures de la dissidence » me semble très utile, car la culture du refus de l’état des choses existant, les dissidences intellectuelles et pratiques, le devoir d’insolence, le refus de la naturalisation des rapports sociaux (dont celle du marché) participent de la construction des organisations autonomes des dominé-e-s. Par ailleurs, David Camfield souligne qu’il n’existe pas « d’institutions favorisant la capacité des salariéEs à entreprendre une action collective d’envergure ».
Dans la seconde partie, l’auteur parle de temps libre nécessaire « pour développer librement leurs capacités de ressentir quelque chose, de penser et de bouger ». Il montre que le potentiel pouvoir des travailleurs et des travailleuses ne concerne pas que les aspects internes aux entreprises et parle de dimensions concernant toute la société (logement et services, égalité, démocratie, justice sociale et écologique).
J’ai notamment apprécié la partie « Pourquoi et comment le mouvement doit changer », dont les changements clés analysés : plus de démocratie, plus de militantEs, des militantEs mieux outilléEs (« Les militantEs de la base doivent être capables de penser et d’agir de façon autonome, avec moins de dépendance à l’égard des responsables et des permanentEs à plein temps »), un leadership à la base qui soit le reflet de la classe des salariéEs, un recours plus fréquent aux méthodes militantes, plus d’indépendance, la volonté de mobiliser et de syndiquer la classe des salariéEs dans sa totalité, une solidarité plus profonde et plus vaste, plus de radicalisme.
David Camfield revient aussi sur l’histoire de la fin du XIXe et le début du XXe siècle, « les Chevaliers du Travail », les premiers syndicats par industrie (rompant avec le syndicalisme de métier), les Industrial Workers of the World (IWW). Il souligne que « la création des syndicats industriels et des organisations socialistes représentait une réinvention du mouvement de la classe des salariéEs ».
L’auteur analyse en détail les obstacles actuels avant de proposer d’entreprendre une démarche de réinvention « à partir de la base et bâtir en même temps de nouvelles organisations de salariéEs ». Si le syndicalisme d’entreprise fut un progrès par rapport au syndicalisme de métier, cette structuration n’est plus à la hauteur des modifications structurelles de l’organisation capitaliste du travail.
Démocratisation, réforme à partir de la base et création de nouvelles organisations : « les salariéEs sont les acteurs clés en ce qui concerne la transformation du mouvement ouvrier », formation de leurs propres regroupements indépendants, réponse à toutes les préoccupations de la classe des salariéEs, en milieu de travail ou non, mouvement dynamique formé à la fois des syndiquéEs et des non-syndiquéEs…
L’auteur souligne que « ce qui compte, ce n’est pas seulement la décision elle-même, mais la façon dont elle est prise et le nombre de personnes qui y participent ».
David Camfield termine sur les nouvelles orientations politiques nécessaires, « axées sur la classe des salariéEs », sur le soutien aux luttes des peuples indigènes pour leur auto-détermination (« il faut s’assurer que les revendications économiques des salariéEs ne lèsent pas les peuples indigènes ou leurs territoires »), l’opposition au colonialisme, (il avait antérieurement évoqué la campagne Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) envers l’Etat d’Israël, les aspects environnementaux, etc.
Le droit syndical et le droit du travail donne un éclairage particulier sur les limites de la démocratie en Amérique du Nord, et ici au Canada et au Québec.
Une présentation pédagogique. Un livre qui ne s’adresse pas qu’aux militant-e-s syndicaux et qui devrait intéresser au-delà des analyses sur la situation syndicale et politique au Canada et au Québec, tou-te-s les militant-e-s pour l’émancipation.
David Camfield : La crise du syndicalisme au Canada et au Québec
Réinventer le mouvement ouvrier
Traduit de l’anglais (Canada) par Catherine Browne
M éditeur, Ville Mont-Royal (Québec) 2014, 262 pages
Didier Epsztajn
http://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/