Débats CGT (5) : de quoi la FSM est-elle le nom?

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Nous avons publié (ici :https://wp.me/p6Uf5o-5nD) un article sur le silence assourdissant de la Fédération syndicale mondiale (FSM) à propos des manifestations (notamment des femmes) en Iran.  Quelques fédérations ou unions départementales de la CGT se réclament pourtant de la FSM. Comme annoncé par Jean-Marie Pernot à la fin de l’article précédent, voici une analyse plus générale sur l’histoire passée et surtout récente de la FSM, et de ses liens avec quelques régimes ou états dictatoriaux.

 

De quoi la FSM est-elle le nom ?

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Jean-Marie Pernot

 

Née dans une large unité en 1945, la FSM s’est disloquée du fait des occidentaux à l’entrée dans la guerre froide (1948). Après ce moment, les syndicats des pays dits socialistes ont renforcé leur contrôle de la FSM et les « syndicats » soviétiques (qui représentaient quelque 60 % des adhérents) en ont fait un outil de politique étrangère au profit de l’URSS. Elle accueillait également un certain nombre de syndicats des pays en lutte contre (ou sortant de) la colonisation même si le mouvement des non-alignés garda une certaine réserve à son égard.  La CGT et la CGIL en étaient les seules membres influents des pays capitalistes et elles tentèrent l’une après l’autre d’en faire autre chose qu’un appendice de la politique d’État de l’URSS. Désespérée par l’intervention soviétique (dite « du Pacte de Varsovie ») en Tchécoslovaquie en août 1968, la CGIL s’est retirée de la FSM par étapes au grand dam de la CGT qui y croyait encore. Après une courte phase de retrait (1978-1980), celle-ci s’y est investie à nouveau dans les années quatre-vingt. Après avoir ramé en vain pendant une dizaine d’années pour en faire autre chose qu’une cathédrale idéologique, la CGT a fini par jeter l’éponge après le congrès de la FSM de 1991. Le « bloc de l’est » s’était alors totalement délité et même les syndicats de la Fédération de Russie l’avaient quittée, l’abandonnant à une mort annoncée[1].

Faute du soutien de l’État soviétique qui assurait son financement, la FSM aurait dû en effet mourir de sa belle mort, le processus était d’ailleurs largement entamé, jusqu’à ce que les pays du golfe, précédés par les partis baasistes de la région (Syrien notamment) n’entreprennent de la faire renaître de ses cendres.

 

La FSM, un objet des relations internationales

C’est là que la conjecture commence car les pays du Proche et Moyen Orient à l’initiative de cette reprise, sont très divisés sur de nombreux sujets : la guerre Iran/Irak (1980-1988) qui a opposé chiites et sunnites, la tension Qatar/Arabie saoudite oppose deux monarchies sunnites mais elle remonte loin dans l’histoire et elle a connu une nouvelle période de forte intensité en 2017-2018, sans parler de l’Irak de Saddam Hussein envahissant le Koweït en 1991 ; bref, une série de conflits auquel s’est ajoutée récemment la guerre au Yémen. Ces régimes se côtoient au sein de la Ligue arabe mais celle-ci est une union de basse intensité et peu active du fait des nombreux conflits qui la traversent. Néanmoins, elle s’est accordée – au moins jusqu’à présent – pour exclure de ses rangs la Syrie en 2012 : depuis la sanglante répression de son peuple, Bachar El Assad était en effet devenu peu fréquentable par les monarchies pétrolières avides de reconnaissance (et de profits) de l’Occident.

C’est dire le morcellement de cette région qui montre du coup la FSM sous un jour singulier : il y a eu manifestement au cours des années 1990 un accord politique entre les pays de la région pour « racheter » ce qui restait de la FSM et en faire un outil au service d’un intérêt commun.

Ce n’est pas le premier accord conclu dans cet espace géopolitique : l’OPEP (organisation des pays exportateurs de pétrole) a été créé au début des années 1960. Malgré quelques tensions récurrentes, les gouvernants de ces Etats parviennent à s’entendre lorsqu’un intérêt commun (les revenus du pétrole) impose sa priorité.

Quel est donc cet intérêt commun qui fait de la FSM un point de jonction entre des acteurs aussi divisés par ailleurs ? Le rejet de l’occident est en bonne place parmi les raisons de cette alliance, un rejet ambigu parce qu’il n’est pas pratiqué de la même façon par tous les gouvernements : nombre d’entre eux ont des relations d’affaires avec les pays occidentaux qui sont à la fois leurs clients, leurs fournisseurs et souvent un de leur premiers lieux d’investissements (voir le Qatar). Mais les relations internationales ne sont pas qu’un jeu entre les États : les alliances conclues dans un domaine (économique par exemple) n’excluent pas la recherche de l’affaiblissement des « partenaires » dans d’autres (la sphère idéologique ou politique). Dans ce sens, les organisations de la « société civile », ONG, organisations internationales de syndicats ou autres, peuvent jouer un rôle.

Les pétromonarchies et quelques autres financeurs de la FSM ont vraisemblablement jugé utile de disposer d’un tel porte-voix aux fins de dénoncer jusqu’en son sein la prétention de l’occident à imposer ses propres normes, normes économiques mais aussi politiques et culturelles.

Se plaçant peu en première ligne, les financeurs concèdent la production du discours de la FSM à un petit nombre des affiliés : les Grecs de la tendance Pame et quelques autres sont experts en matière de discours de « classe »[2] : ils savent très bien fabriquer de la réalité virtuelle à coup de communiqués et de chiffres extravagants ; ces discours enflammés pour la lutte des classes et contre le capitalisme ne gênent pas les financeurs dès lors qu’ils sont sans conséquence chez eux. Alors peut se déployer une logorrhée anti capitaliste et anti occidentale dont le sens de la nuance n’est pas la qualité principale.

L’impérialisme est le nom générique de cet Occident qui se présente à la fois sous le jour du libéralisme mondialisé et de l’OTAN. Comprenons-nous bien : la politique des États-Unis et ses interventions répétées dans la région alimentent un rejet légitime et les pays d’Europe ne font pas mieux, ne serait-ce que par leur passé colonial. Les pays occidentaux s’accordent assez facilement le label de « communauté internationale », se recommandent de l’ONU et de sa charte alors que les exemples abondent montrant sa violation par ces pays eux-mêmes : le bombardement de la Serbie en 1999, l’intervention américaine en Irak en 2003, l’intervention (notamment française) en Lybie en 2011 et bien d’autres.

Par ailleurs, l’argument du « modèle social » mis en avant par l’Europe pour justifier sa supériorité morale sur le reste du monde serait plus crédible si une grande partie des gouvernements et l’UE elle-même n’avaient de cesse de le défaire sous l’emprise des intérêts capitalistes les plus avides et des entreprises multinationales les plus prédatrices.

Cette bonne conscience occidentale, que nous combattons ici, ne cesse de dresser les populations dites du « Sud-global » contre l’occident et la FSM peut facilement creuser son sillon sur ce rejet.

On peut donc s’accorder sans difficulté pour condamner et combattre l’impérialisme américain et plus largement celui des occidentaux ; on peut même prendre au sérieux la lutte contre ce capitalisme qui détruit les conditions de la vie humaine sur la planète, thème sur lequel la FSM reste plutôt discrète[3]. Mais cette convergence dans le rejet de « l’Occident » mérite tout de même d’être interrogée, parce qu’elle est aussi utilisée aux fins de légitimer des régimes qui ne dessinent pas une alternative plus désirable que le triste existant du capitalisme occidental.

Comment suivre lorsque cette dénonciation s’accompagne de soutiens constants aux dictatures dont des représentants sont aux commandes de la FSM[4] ? Comment suivre la condamnation de l’Occident au nom de la prétendue dissolution des mœurs qui y aurait cours, de la décadence culturelle véhiculée par diverses formes d’art n’ayant pas l’heur de plaire aux censeurs de la tradition ? Comment accepter cette mise en cause d’une permissivité supposée liée à l’extension des droits des femmes ? L’intolérance religieuse ou le virilisme patriarcal ne font pas bon ménage avec les idéaux d’émancipation qui ont pu être construits par les luttes dans les pays dits occidentaux ou ailleurs car ils n’en ont pas l’apanage : la mobilisation des femmes dans l’ensemble du monde le montre bien. Non, tous les ennemis de nos ennemis ne sont pas nos amis. Lorsque le représentant (syrien) de la FSM à l’OIT félicite le gouvernement qatari pour son ouverture aux droits des femmes, on se demande de quel type d’émancipation il peut bien se recommander.

Le syndicalisme zombie

La FSM est d’une opacité totale sur la réalité de ses membres, ses effectifs sont incontrôlables et ses financements totalement opaques. La résolution adoptée lors de son dernier congrès à Rome en mai 2022 indique : « La FSM est basée sur les cotisations de ses affiliés et le soutien de ses amis » (p 13). Voilà qui nous informe ! Ainsi elle revendiquait 90 millions d’adhérents en 2015, elle en annonce 130 millions en 2022, parfois 105 millions selon les communiqués ! La FSM a un a un problème avec les chiffres : elle a vu par exemple des dizaines de millions de grévistes en France le 19 janvier 2023, lors de la première journée de manifestations contre les retraites[5]. Quelques semaines plus tard, elle se déclare solidaire de « la grève illimitée des travailleurs de France à partir du 7 mars »[6]. Elle est fâchée avec les chiffres ; elle l’est aussi avec les faits.

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On a déjà évoqué (voir article précédent) le silence de la FSM à l’OIT lorsqu’il s’agit de défendre et promouvoir le droit de grève. La résolution toute récente de son congrès affirme cependant : « La FSM reconnaît le droit de grève comme un droit humain fondamental et une partie essentielle de la liberté d’information ». Et tant pis si, parmi ses « amis » et soutiens, peu d’entre eux reconnaissent la liberté d’organisation des travailleurs et si la grève est violemment réprimée chez la plupart d’entre eux. Il y a sur ce plan comme sur d’autres, une certaine continuité avec la FSM « soviétique » : à son congrès de Varna, en 1973, la FSM avait adopté à l’unanimité et dans l’enthousiasme une résolution revendiquant le droit de grève, la liberté de participer en toute souveraineté à la vie syndicale, d’élire ses dirigeants. Evidemment ceci ne valait que pour les pays capitalistes car lorsque la classe ouvrière est au pouvoir, il n’est nullement besoin, parait-il, de revendiquer et de faire grève.

Il faut se pousser un peu pour imaginer que la classe ouvrière est au pouvoir en Corée du nord ou au Vietnam mais que dire du Qatar, de l’Egypte[7], de la Syrie ou de l’Iran ? Que signifie alors la formule « un droit humain fondamental » si tant d’affiliés et d’amis de la FSM lui tourne le dos ? Que valent alors les discours et les résolutions de la FSM ?

Pour ceux qui s’en recommandent ici, la FSM est en fait univers virtuel, un Metavers de la lutte des classes qui n’existe que pour ceux qui s’accordent à le considérer comme vrai. Pour y pénétrer, il faut un casque qui prend la tête et qui isole du milieu ambient.

 

Cette coalition baroque entre ce qui reste de régimes communistes bureaucratiques, d’autocraties religieuses et de « vrais » syndicats de lutte, n’est pas la figure internationale du syndicalisme de classe : c’est un acteur des relations internationales constituée entre des États, la plupart peu recommandables, et des mouvements appelés ici « syndicats » ou associations (La Maison des travailleurs » en Iran). Cet assemblage est le porte-parole à la fois de causes légitimes (l’anti-impérialisme) et d’autres qui sont très éloignées des projets d’émancipation des travailleuses, des travailleurs et des peuples. On aura du mal à démontrer que le soutien de fait au régime des mollahs iraniens ou au sanglant Assad a quoi que ce soit à voir avec la lutte des classes, avec l’anticapitalisme, et pas davantage avec la liberté, l’égalité et la démocratie. Cela ôte à la FSM toute légitimité à parler au nom des peuples opprimés.

Il faut refuser le « campisme » qui veut que les ennemis de nos ennemis soient nécessairement nos amis. Il y a quelques structures authentiquement syndicales à la FSM, en Amérique latine, en Afrique et ailleurs, il convient donc de ne pas la récuser en bloc, mais ceux qui financent et qui tiennent les ficelles défendent des doctrines inacceptables que soutiennent des criminels infréquentables.

 

[1] On trouvera un rappel historique dans : https://syndicollectif.fr/apres-jean-pierre-page-un-article-de-jean-marie-pernot-sur-la-fsm/  et le numéro spécial des Cahiers de l’IHS : « Syndicalisme international. Un siècle et demi d’histoire », Mai 2019.

[2] Pame est la fraction syndicale du Parti communiste grec (KKE). Présent dans des secteurs ouvriers comme les dockers ou la métallurgie, Pame représente environ 15 % des travailleurs grecs dans les élections professionnelles. Sa caractéristique est d’être resté très stalinien.

[3] Sur les treize pages de la résolution de son dernier congrès (mai 2022), la question environnementale n’est citée qu’à une seule reprise pour dire : « La crise environnementale est également d’une grande importance pour la FSM, car nous pensons qu’elle est causée par l’action spéculative impitoyable des monopoles et des cartels multinationaux ». Un peu court, tout de même !

[4] On pourrait aussi citer l’Egypte où la Fédération syndicale des travailleurs égyptiens est devenue un pilier du régime Al Sissi après avoir été celui de Moubarak et d’avoir allégrement matraqué sur la place Tahrir en 2011. Son secrétaire général est devenu ministre du travail du Maréchal dictateur en août 2022 ; son remplaçant à la tête de l’EFTU est nouveau vice-président de la FSM. voir https://aplutsoc.org/2023/02/26/bronzette-et-dialogue-social-a-sharm-el-sheikh-tout-sauf-linnocence/

[5] C’est davantage que le secrétaire de l’UD 94 de la CGT qui, à la tête de ses troupes lors de la manifestation du 31 janvier, déclarait qu’il y avait eu 8 millions de grévistes le 19 (entendu par l’auteur).

[6] Communiqué du 6 mars 2023, www.wftu.org

[7]

Séminaire sur la Mer Rouge pour discuter des charmes du dialogue social avec le ministre du travail de Al-Sissi :

https://aplutsoc.org/2023/02/26/bronzette-et-dialogue-social-a-sharm-el-sheikh-tout-sauf-linnocence/

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