Karel Yon, sociologue du syndicalisme et des organisations (IDHES-Nanterre), décrit ci-dessous une recherche sur la méthode dite Community organizing (CO) venant des Etats-Unis pour construire notamment des syndicats. Dans quelle mesure cette méthode est transposable au contexte européen et français? Pas simple! Mais cette recherche commence par documenter (en chiffres) une réalité crue : les ressources du syndicalisme en France ne résultent pas principalement des adhésions et cotisations, très loin de là. Alors que c’est le cas dans d’autres pays. Il décrit aussi combien le travail ingrat de syndicalisation en France comporte des invisibilités « genrées », alors que le travail de « représentation » est davantage valorisé.
- Paru dans Cairn Info (sciences humaines et sociales):
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« Les résistances syndicales au community organizing »
« Entre rejet de la professionnalisation et déni du travail militant reproductif »
Introduction :
« Le community organizing est considéré depuis un quart de siècle comme l’un des principaux vecteurs du renouveau syndical dans le monde anglo-saxon. En France, cependant, cette forme de militantisme professionnel a davantage suscité la défiance que l’adhésion des syndicats. En partant d’une enquête de terrain auprès d’un groupe parasyndical ayant tenté de promouvoir le métier d’orga- nizer, l’article s’interroge sur les raisons de cette défiance. Il croise l’analyse structurale du champ syndical et l’ethnographie des pratiques d’organizing pour montrer que les résistances syndicales au community organizing ne relèvent pas seulement d’une opposition à la professionnalisation du syndicalisme, mais sont aussi révélatrices d’un autre enjeu : celui de la reconnaissance d’un ensemble de tâches, généralement négligées dans la définition légitime des rôles syndicaux, que l’on propose d’appeler « travail militant reproductif ».
[…]
Extrait sur les ressources du syndicalisme en France :
« Ce qu’il faut retenir de tout cela, c’est que les syndicats français sont encastrés dans un système de citoyenneté sociale qui repose sur un régime de ressources original, faisant la part belle aux financements publics et surtout mutualisés. Cette spécificité permet de comprendre pourquoi, en France, la pression en faveur de la syndicalisation n’est pas aussi forte que dans d’autres pays : l’activité syndicale peut très bien se contenter des ressources qu’apporte le système des relations professionnelles. Elle éclaire aussi, ce qui est moins souvent noté, l’absence d’une véritable culture de l’emploi salarié à l’intérieur des syndicats. Avec peu d’adhérent·es et donc peu de ressources propres, morcelées dans leurs centres de décision comme dans la gestion de leurs finances, organisant une « force de travail » aux statuts multiples (mandaté·es rémunéré·es sur le temps de travail, salarié·es détaché·es et mis·es à disposition par leur employeur, bénévoles en emploi ou retraité·es, salarié·es du privé faisant valoir des heures de délégation ou salarié·es directement employés par un syndicat), nombre d’organisations syndicales ne veulent ou ne peuvent pas assumer la fonction d’employeur. Les syndicats français entretiennent dès lors un rapport ambivalent au salariat : invoqué positivement comme un ensemble de droits dans le travail de représentation et de défense des salarié·es, il est considéré avec défiance, réduit aux contraintes de la subordination dans l’organisation du travail militant (Briec, 2014 ; Ihaddadene et Yon, 2023). »
[…]
Extrait sur la division genrée du travail d’organisation :
« Sans trancher quant au bien-fondé d’un métier spécifique d’organizer syndical, l’enquête permet de pointer les faux-semblants qui obscurcissent les débats sur le renouveau syndical. Elle invite à dépasser l’opposition entre professionnalisation du syndicalisme et défense du bénévolat militant, deux postures tout aussi problématiques, pour faire émerger le travail militant reproductif comme un objet légitime de réflexion et de préoccupation. Regarder l’organizing comme du travail est allé d’autant plus facilement de soi, que cette activité se présentait d’emblée sur le terrain comme salariée. Les réticences et les obstacles à la professionnalisation de cette activité ont par ailleurs constitué un révélateur plus large du système de la division sociale et sexuée du travail syndical. »
[…]
Suite :
« ….une analyse en termes de division sociale et sexuée du travail syndical permet ainsi de mettre en lumière un double phénomène et l’interdépendance de ces deux processus, là où l’on se concentre habituellement sur le premier : d’un côté, une tendance à la professionnalisation du travail syndical de représentation et de négociation, déjà bien identifiée par la recherche, portée en France par les politiques de promotion du dialogue social et, de l’autre, un mouvement de dévalorisation/dégradation du travail militant, qui ne renvoie pas seulement à la disqualification du travail du conflit (ce que l’on interprète spontanément comme le revers de la promotion du dialogue social), mais aussi à l’invisibilisation du travail reproductif. C’est cette dernière dimension qui était à ce jour restée dans l’ombre. Pour le dire autrement, si le rejet ou l’indifférence face aux tentatives de formaliser les savoirs et savoir-faire militants de syndicalisation peuvent être fondés sur la crainte d’une professionnalisation du militantisme, ils peuvent aussi reposer sur un impensé syndical, très largement androcentré, qui réduit le travail syndical à ses scènes les plus visibles, comme la table de négociation, le piquet de grève ou la tribune de meeting ».