Les Utopiques : guerre, paix, syndicalisme

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Le dossier du numéro 21 de la revue Les Utopiques (ici la présentation du numéro : https://wp.me/p6Uf5o-55a) est très largement consacré à la guerre, la paix, l’impérialisme aujourd’hui, le désarmement et les modalités du soutien à des peuples sous le joug de guerres d’agressions. On l’aura compris, la question de l’invasion de l’Ukraine occupe une place importante dans ce numéro.  C’est cette guerre que nous évoquerons ici, sans oublier de signaler la richesse de la revue sur un plan historique (l’Afrique, la guerre civile espagnole, la guerre d’Algérie, la reconversion des industries d’armement, etc…). Ajoutons-y l’intérêt iconographique, avec notamment les magnifiques dessins de Katya Gretseva (dont la couverture ci-dessous), militante de l’organisation de gauche ukrainienne Sotsialniy Rukh.  

  • Télécharger le sommaire du numéro : les_utopiques_21_sommaire
  • Plus bas, on pourra lire le détail du sommaire, et télécharger l’article ci-dessous.

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Syndicalisme en situation de guerre

Jean-Claude Mamet

La guerre en Ukraine est évidemment un défi de grande ampleur, en pleine Europe centrale, et habitués que nous sommes à faire face aux guerres ou aux exactions « habituelles » des impérialismes « occidentaux » (en premier chef les Etats-Unis, mais aussi les Etats colonialistes d’Europe, et l’OTAN). Quel genre d’envahisseur est l’Etat russe, l’armée de Poutine ? Quel nouveau type d’impérialisme ? Cette interrogation divise les forces progressistes, syndicales, associatives et politiques, dans le monde entier, notamment dans certains pays dits « du SUD » mais pas seulement. Toute la première partie de la revue est donc consacrée aux initiatives syndicales de soutien au peuple ukrainien, et à ses organisations syndicales. Les bilans des deux convois syndicaux et intersyndicaux (Solidaires a suscité un convoi ferroviaire avec la CFDT, la CGT, FO, CFTC, CGC, UNSA), qui ont amené des dizaines de palettes de matériel utile (y compris par exemple des camionnettes) sont décrits en détail. Incluant les exigences vis-à-vis de la direction de la SNCF pour disposer de wagons.

On s’attardera ici sur deux éclairages. D’abord l’article titré « Le syndicalisme dans la guerre en Ukraine », signé Julien Troccaz et Christian Mahieux. Tous les deux militants de SUD Rail, mais aussi actifs dans le Réseau syndical international de solidarité et de luttes, où participe l’Union syndicale Solidaires. Le deuxième article est celui de la sociologue Karine Clément, qui a vécu et travaillé pendant des années en Russie avant d’en être expulsée en 2019. Son article, passionnant mais d’une écriture empreinte d’émotion et de gravité, tente d’examiner ce qui se passe « en haut » mais surtout « en bas » de la société russe, que l’on oublie trop souvent dans les discussions.

Russie et Ukraine, France et Algérie : mêmes mots, même sale guerre

L’article de Christian Mahieux et Julien Troccaz s’efforce de tracer une doctrine de la solidarité syndicale, concrète et ancrée dans le réel. Ils insistent sur l’éloignement du « verbiage » dans le travail accompli pour une solidarité « de classe ». Sans préciser toutefois de quoi il est question de « s’éloigner ». Car il faut quand même admettre le chamboulement des repères traditionnels que cette guerre inscrit dans les consciences. Mais à la lecture, on comprend peut-être mieux leur visée. Par exemple : pourquoi ils se refusent à s’inscrire dans « un mot d’ordre de paix négociée », qui entérinerait l’agression. Se voulant en proximité du syndicalisme ukrainien totalement impliqué dans le conflit, ils le soutiennent aussi lorsque « le pouvoir en place tente de détruire la législation du travail » : est visé le gouvernement ukrainien. Ils sont aux côtés de la Confédération des syndicats libres d’Ukraine (KPVU) et de la Fédération des syndicats ukrainiens (FPU), lorsque l’état de guerre interdit « les manifestations publiques et les grèves ». Ils citent aussi les textes du mouvement féministe, qui lutte contre la brutalité faisant des femmes des « butins de guerre » avec les violences et les viols qui vont avec. Ce mouvement féministe ne veut pas non plus se désolidariser de celles qui expriment une « culpabilité de ne pas s’engager dans la lutte armée », ou de rester « en vie ». La question de la lutte armée n’est cependant pas abordée directement dans l’article (comme c’est aussi le cas dans les positionnements CGT).

Un des apports très intéressant de cette contribution est cependant le comparatif effectué entre les situations de guerres coloniales « classiques », par exemple avec la France en Algérie. On sait que Poutine ne parle pas du tout de « guerre » en Ukraine, mais d’une « opération spéciale ». Or les mots sont importants. Ils peuvent brouiller la population russe, mais aussi le mouvement de solidarité international. N’est-ce pas quasiment le même langage que la France a utilisé dans la guerre d’Algérie, désignée comme « évènement », mais pas une vraie guerre ? L’article cite un militant politique ukrainien qui explique : « La comparaison avec l’Algérie est très frappante. La France avait une mentalité coloniale, elle considérait l’Algérie comme une partie de la France, comme étant logiquement son territoire, sa sphère d’influence. Et une partie de la gauche française a soutenu cela ! …Il y a un clivage similaire dans la gauche en ce moment ». En effet, les mots employés par l’agresseur révèlent le déni d’une vraie guerre, à des décennies de distance.  En ce moment même, la Turquie « utilise la même rhétorique que la Russie » pour justifier sa guerre contre les Kurdes, une « opération spéciale », contre des « terroristes » (du PKK), sur son territoire depuis longtemps ou en Syrie. Pour Poutine, on sait que l’Ukraine est dirigée par des « nazis ».

Et comment ne pas oublier la Syrie ? Sous les gravats et les cadavres dans les villes pulvérisées par les bombes de Poutine et Bachar (et l’Iran), c’est le peuple syrien rebelle qui était assassiné. Mais la confusion idéologique a installé plusieurs écrans opaques (dont l’impérialisme classique occidental qui s’est pourtant tenu à distance) pour qu’une partie des syndicalistes et des gauches ne s’aperçoivent pas des vrais auteurs de crimes, ou les attribuent trop facilement à la nécessité d’intervenir face aux   exacerbations inter-islamistes (certes présentes) …

Comprendre la société russe

La situation en Russie est souvent la grande « oubliée » des débats sur la guerre. C’est ce vide que cherche à combler la sociologue Karine Clément, qui connaît bien la Russie profonde, pour l’avoir sillonnée de 1994 à 2019. Son article dénonce ce « désintérêt ». Elle explique ne pas voir « dans les débats actuels de discussion posant la question de ce qui pourrait être fait pour entrer en dialogue avec ce qu’il y a de critique, de mécontentement et de doute dans la société russe ». Elle ajoute qu’il faudrait au moins « réfréner la tentation de diaboliser tout un peuple », ce qui comporte le risque de « faire basculer une société dans un anti-occidentalisme et un antidémocratisme de principe ». Or elle estime qu’il n’y que deux « chemins » pour arrêter Poutine : soit le bloc occidental se lance dans le conflit, soit « il faut une transformation radicale du régime politique en Russie même ». Elle revient en arrière sur la manière dont l’Occident impérialiste a largement contribué après l’effondrement de l’URSS à créer les conditions d’une destruction de la société par un capitalisme prédateur. Ce qui a produit un Poutine pour « redresser » le pays. Elle décrit aussi un mouvement de résistance sociale en Russie, mais trop peu soutenu par incompréhension par les gauches occidentales. On a tendance à lire la société russe avec nos repères idéologiques d’Europe capitaliste. De même, la mobilisation du Maidan en en Ukraine en 2004 n’a pas été comprise en Europe occidentale, parce que les catégories politiques ne sont pas les mêmes.  Elles sont même quasiment inversées si on se réfère au libéralisme politique.

Karine Clément n’est certes pas très optimiste sur la situation du peuple russe et des catégories populaires. Mais elle se refuse à décrire un bloc « nationaliste » : « La Crimée on s’en fout, il faut surtout que les gens vivent bien » (entendait-on en 2014 dans les enquêtes sociologiques qu’elle restitue). Il y a une méfiance très forte pour ce qui se passe en haut de l’échelle sociale. Elle observe bien « un attachement au pays », mais au sens de « petit peuple ». Mais ajoute-t-elle, cette « proto-conscience sociale » qui existait a sans doute aujourd’hui « volé en éclat ». Il y a plutôt un immense « désarroi » (qui croire ?), même si au début de la guerre, des pétitions nombreuses et massives (un million de personnes) ont été organisées. Un mouvement féministe antiguerre important s’est manifesté (notamment avec des artistes et sur les réseaux sociaux).  En fait, l’information alternative ne manque pas, mais la population a pris l’habitude de se méfier de tout.

Karine Clément conclut en disant que les initiatives de soutien doivent plutôt se faire directement avec les peuples. On comprend mieux à la lecture de son papier ce que le réseau de solidarité construit en Europe appelle « l’internationalisme par le bas ». Elle met en lumière le fait que la résistance à l’embrigadement militaire provient « des régions et couches sociales les plus pauvres ». Pour les « prolétaires russes », la guerre de Poutine « n’est pas leur guerre, mais une guerre entre puissants ». Si possible, il faudrait pouvoir porter le message et la démonstration que cette guerre tue le « petit peuple », sans rien résoudre des problèmes du pays.

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