Réapprendre à faire grève (2)

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Cet article commente à nouveau le livre de Baptiste Giraud Réapprendre à faire grève (PUF-2024) par un éclairage qui y figure, mais sans être totalement explicité : les modalités de la grève dans les diverses situations de « travail« . Il s’agit ici de la notion de « travail réel » telle qu’analysée par exemple dans l’Association Travail et démocratie, ou par des chercheur-es, et aussi dans le syndicalisme. Dans le syndicalisme, l’approche revendicative « par le travail » fait l’objet de débats difficiles.

Rappel : Après l’interview de Baptiste Giraud dans le site Rapports de force (lire : http://syndicollectif.fr/?p=24748) , nous avons publié le point de vue du sociologue des mouvements sociaux Etienne Pénissat (lire http://syndicollectif.fr/?p=25132).

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Apprendre la grève…par le travail

Jean-Claude Mamet

Il convient de lire deux fois le très riche ouvrage de Baptiste Giraud, parce que les notions nombreuses et précieuses qu’il recèle peuvent échapper à l’attention. Précisons que Baptiste Giraud étudie l’action revendicative et syndicale dans le commerce à Paris (dans les années 2000). Nous aborderons deux thèmes différents : la grève et le travail, et (un peu) les structures syndicales efficientes pour agir.

En première lecture, ce qui frappe le plus est la prise de conscience que faire grève dans le commerce est extraordinairement difficile.

Même si les salarié-es vivent des situations de surexploitation et de mépris de leurs droits élémentaires, l’idée de contacter un syndicat et plus encore de faire grève pour défendre des droits- peu formulés parce que souvent inconnus- n’est pas spontanée du tout. Certaines grèves dans les années 2000 ont pu avoir un certain retentissement médiatique, suscitant même des soutiens à gauche ou l’extrême-gauche. Mais la réalité de ces conflits n’était pas toujours celle qu’on leur prêtait, par exemple en décrivant un cycle de luttes du « précariat » (notion débattue par comparaison au « salariat » en déclin). La fragilité des conflits, certes longs mais qui ne tiennent parfois qu’à un fil, est fort bien décrite dans le livre de Baptiste Giraud. Et c’est encore pire si on cherche à explorer le lien quasi inexistant avec la dimension interprofessionnelle, ou même celle d’une « simple » entreprise avec plusieurs établissements. Même à l’occasion des séquences très connues telles que la lutte nationale victorieuse contre le Contrat première embauche (CPE) en 2006, les responsables de l’Union syndicale du commerce CGT devaient « ramer » pour convaincre les employé-es  du commerce de s’y joindre en manifestation, alors que c’était précisément cette question (la précarisation) qui était posée. Et pourtant ces précaires pouvaient être en grève « locale » au même moment ! Cela est fort bien décrit dans le livre, qui invite aussi, après la séquence 2023, à ne pas « mythifier » la grève générale espérée quand on voit les obstacles à franchir pour des grèves d’entreprises.

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Soulever la capot des conflits

La deuxième lecture du bouquin invite à soulever le capot, pour mieux comprendre le moteur des conflits. Les trois grèves analysées ont duré plusieurs semaines (dans l’entrepôt d’un grand magasin de chaussures, et chez les jeunes de la restauration rapide), voir plusieurs mois pour les femmes de ménage d’un grand hôtel. Mais la sociologie, ou plutôt la « dynamique » de leur lutte est très différente.

Un passage du livre met la puce à l’oreille. Il s’agit de la grève des jeunes (presque tous étudiant-es) de la restauration rapide. Un responsable syndical de ce secteur (mais extérieur au restaurant) avait convié le journal L’Humanité, pour un reportage visant à médiatiser le conflit.  Que se passe-t-il ? Citons le passage entier (page 262-63) :

« La journaliste est manifestement venue avec l’intention de saisir le conflit comme un révélateur de la révolte des jeunes travailleurs contre la précarisation. Ravie…une jeune salariée se prête de bonne grâce au jeu de l’interview. Ses réponses ne cadrent cependant pas du tout aux attentes de son interlocutrice. En dépit des relances pour la faire témoigner de ses « mauvaises » conditions de travail, la jeune gréviste préfère insister sur ce qui lui plaît dans son emploi d’équipière, évoquant la facilité à le concilier avec ses études, la « bonne ambiance » au travail…avant de conclure : « Moi je suis bien ici, à PizzaRapido ».

La journaliste a dû alors se tourner vers un gréviste un peu plus proche du discours syndical « classique » pour avoir un récit plus « cohérent » avec le sens habituel donné à une grève, alors que les grévistes se plaisent dans leur situation de travail ! L’auteur décrit donc une tension latente sur la manière de « porter la parole » de la grève, entre les grévistes lambda et le discours syndical. Ce qui se comprend très bien puisque la grève a éclaté quand la direction au plus haut échelon a voulu franchiser le restaurant, ce qui aurait entrainé la mise en place d’un manager différent et une dispersion des satisfactions conviviales ressenties « entre potes ». « Satisfactions » que Baptiste Giraud ose nommer « un rapport enchanté » au travail. La direction a donc réagi en disant que ces drôles d’équipiers « n’étaient pas chez eux » ! Sous-entendu : ce n’est pas vous qui décidez. Eh bien si ! c’était cela le problème : se sentir bien dans son travail.

Cet épisode interroge donc une distorsion possible entre ce qui est communément compris comme l’origine d’un conflit dans un cadre ultra-libéral (la chaîne de précarité systémique) et les constructions collectives d’ambiance de travail, ici entre jeunes passant quelques heures par semaine au boulot. Cette distorsion demande une discussion sur la manière syndicale de construire le conflit.

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Travail réel et conflits de sens

Le livre donne cependant quelques clefs pour comprendre cette approche par le travail réel, c’est-à-dire ce qui est vécu et construit heure par heure (et sans le regard de la hiérarchie), et ressenti comme possibilité de plaisir ou de déplaisir.

La description du conflit des femmes de ménage d’un grand hôtel de luxe permet de rendre compte d’une tout autre situation de travail réel. Cette fois assumée par les grévistes et par le syndicat. La direction de cet hôtel de luxe veut leur imposer une augmentation de la productivité par un accroissement du nombre de chambres à nettoyer. Mais ce qui motive explicitement l’entrée en conflit c’est la reconnaissance de la « valeur » de leur travail, et pas seulement la fatigue. Les employées s’accommodaient au départ de leur travail non choisi (immigration d’Afrique) parce qu’elles « partagent le sentiment gratifiant d’appartenir à l’élite de leur profession, disposant du temps nécessaire pour réaliser un travail de qualité au service de clients fortunés et exigeants ». Oui : des clients fortunés ! A l’opposé de leur statut de personnes immigrées pouvant subir un processus de racialisation et de mépris. Se mêle aussi à ce conflit un changement hiérarchique avec une nouvelle « gouvernante » autoritaire. Marie-Chantal, représentante des grévistes, explique :

« On est dans un hôtel quatre étoiles…Nous, on veut qu’ils reconnaissent la valeur de notre travail. Ils veulent nous obliger à travailler comme les filles de la sous-traitance…J’ai une conscience professionnelle quand même…La qualité du travail, j’y tiens. C’est mon boulot. » Ce qu’elle appelle les « filles de la sous-traitance » est sans doute la manière dont les patrons d’hôtels se débarrassent de femmes de ménage intégrées au statut du personnel, même si le livre décrit aussi le fossé des relations avec les personnels de prestige (hôtesses) qui font l’accueil.

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Ce conflit a tenu six mois pour des résultats assez maigres. La chambre supplémentaire de ménage à faire est annulée, mais une modulation du temps de travail en atténue le gain symbolique. Mais surtout, ce qui a été gagné c’est un rapport de force maintenu avec des débrayages répétés et une syndicalisation de masse : « maintenant, on n’a plus peur ». Et la résistance à la flexibilisation se commue en « grève froide », c’est-à-dire une force latente du collectif de travail. La section syndicale de l’hôtel et l’Union syndicale parisienne en ont donc tiré une puissance accrue.

« Economie morale »

Baptiste Giraud appelle à réfléchir sur les divers « niveaux d’analyse » à partir desquels se construit, et se comprend, un conflit social. Il prend soin de se pencher sur le moment décisif où la grève se déclare, dans un « processus » d’interactions entre des « ressorts moraux » ressentis par les salariés-es et une aide du syndicat, pas toujours présent dès le début (ni disponible suffisamment), mais indispensable pour s’organiser et tenir. Le livre affirme et confirme d’autres travaux sur ce plan : conflictualité et syndicalisme vont de pair, même si le syndicat est quasi inexistant au départ.

Il se réfère aussi et très explicitement à la notion « d’économie morale » décrite par l’historien Edward Thomson dans la célèbre étude sur la « Formation de la classe ouvrière anglaise » du début du 19ème siècle (Le Seuil-1988). Cette « économie morale » qui se rompt par un conflit est un agglomérat de normes implicites (gestes, savoir-faire, qualité, culture religieuse, voir même le paternalisme, « humanisé » puis possiblement rompu…) qui font sens dans des situations de travail et dans la société, et que le pouvoir patronal déchire. La lutte des classes est donc loin d’avoir une vision claire à priori, avec une expression univoque. L’auteur cite l’historienne Michelle Perrot qui explique que la grève (fin du 19ème siècle) peut aussi précéder son expression formulée (les grèves de 1936 ne sont-elles pas de cet ordre au démarrage ?).  Il reprend des études sociologiques invitant à distinguer les motifs « latents » d’une grève de ses raisons « manifestes » exprimées dans le langage syndical.

La recomposition actuelle du salariat et du monde du travail (y compris avec des non salarié-es ou indépendant-es très « dépendants ») est peut-être une phase où se reforment lentement des collectifs (les anciens ayant été détruits par le management néolibéral) avec une économie morale où la dignité est très présente, et le sens du travail recherché.

Parlons des structures syndicales

C’est la deuxième question sur laquelle il faut attirer l’attention (parmi bien d’autres du livre). Ecouter et faire jaillir la parole des travailleur-euses est la démarche nécessaire. Mais avec quel outil ?  Sur ce point le Baptiste Giraud lève des lièvres mais ne semble pas les suivre jusqu’au bout, ni conclure.

Il rappelle à plusieurs reprises que la CGT cultive historiquement le principe « d’autonomie des fédérations professionnelles » et « le regroupement des adhérents par syndicat d’entreprise disposant d’une personnalité juridique autonome » (page 148). L’Union syndicale CGT du commerce de Paris étant animée par des « ex-CFDT », l’auteur rappelle le choix CFDT de fonctionner par structure territoriale, dépassant le possible « corporatisme d’entreprise », et permettant surtout aux « isolé-es » d’échanger avec d’autres et surtout d’être aidé-es.

Cependant, dans les moments où une grève longue se développe, et où il faudrait disposer de relais syndicaux interprofessionnels pour combattre les offensives patronales, alors l’ouvrage décrit les « inerties » des structures. Les points d’appui potentiels que sont les syndicats de personnels à statut (genre EDF, fonctionnaires), restent éloignés. Les Unions locales (UL), qui pourraient jouer un rôle, sont souvent impuissantes. Selon un responsable d’UL, « 60à 70% des syndicats » qui la composent ne répondent pas aux sollicitations : « il n’y a rien à faire ». Une des raisons importantes est qu’ils sont d’abord dans l’orbite de leur fédération, avant d’être actif dans des territoires.

Le livre pointe clairement « les conflits récurrents des permanents de l’Union syndicale avec les grosses fédérations de la CGT ». Ceux-ci ont été « d’ardents partisans de la réforme des structures internes » que Bernard Thibault avait lancée sans succès après le congrès de 2009. Est citée aussi la tradition des « caisses de grève », que la CGT refuse pourtant d’organiser de manière structurelle. L’ouvrage prête donc aux militants de l’US Commerce CGT de Paris une critique de la « conception avant-gardiste et sacrificielle de la lutte syndicale, et [de] l’inertie des structures CGT, très en décalage avec la nouvelle morphologie du salariat » (page 339). Certes, mais il n’explique pas réellement en quoi une Union syndicale multi-entreprises ou magasins (4500 syndiqué-es quand même) se révèle bien plus efficace pour aider aux conflits compliqués soutenus par un trio de permanents débordés ou parfois même épuisés, pour organiser des centaines de milliers de salarié-es potentiels. S’agit-il d’abord de mieux répartir les moyens financiers fédéraux et confédéraux pour renforcer la structure ? Le livre ne le dit pas nettement. Quant au temps militant de solidarité, on en a vu les difficultés dans l’attitude des UL et autres syndicats plus forts.

Il est même expliqué une expérience propre à l’Union syndicale visant à coordonner une lutte commune sur les salaires dans tout le commerce parisien (page 173). Il s’agissait d’une tentative voulant profiter du « moment stratégique des soldes » pour agir, d’autant qu’un grand magasin avait débuté une action sur ce sujet.  Mais cela n’a pas marché du tout. En conclusion de ce passage Baptiste Giraud écrit ceci : « L’entreprise tend plus que jamais à s’imposer…comme l’échelon où il leur [les permanents] parait possible et prioritaire de convaincre les salariés à se mobiliser ». Dans les conflits décrits, le travail de solidarité visant à renforcer la puissance de la grève passe plutôt (non sans mal) dans la chaîne de valeur de l’entreprise concernée, avec ses sous-traitants et franchises.

Que faut-il privilégier ? Union syndicale générale ? Union ou syndicat centré sur la chaîne des magasins d’une enseigne ? Le débat n’est pas simple. Le livre ne le conclut pas.

Le 9 janvier 2025.

 

 

 

 

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