L’article ci-dessous explique une intervention en « clinique du travail » faite par l’équipe d’Yves Clot, psychologue au Centre national des arts et métiers (CNAM), à l’usine Renault Flins (Yvelines) sur des chaines de montage. Au final, « 600 opérateurs du département montage ont ainsi élu leurs 26 référents » et « plus de 1000 sujets ont été collectés dont plus de 70% sont réglés« . Avec des effets positifs sur l’absentéisme, les accidents du travail, et bien sûr la santé et la qualité du travail, permettant par la délibération suivie de résultats de « faire reculer l’injustice« . Le tout avec l’accord de la direction de l’usine et celle des quatre syndicats. Cette expérience devrait susciter méditations et réactions: la crise du travail peut-elle être ainsi résolue à 70%? Réagissez !
- La totalité de l’article sur l’expérience Renault: cliquez : Renault EPTCA CRTD
- En complément : une interview d’Yves Clot parue de la revue de l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) en 2014.
Le travail peut-il devenir supportable ? Entretien avec Yves Clot et Michel Gollac
Publié le 14/10/14 par ANACT |
Yves Clot est titulaire de la chaire de psychologie du travail du Cnam. Il est membre du CRTD, laboratoire de référence sur les questions de santé au travail.
Michel Gollac a dirigé le laboratoire de sociologie quantitative du Centre de recherche en économie et statistique (CREST). Il a présidé le collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail et codirigé le groupe d’études sur le travail et la souffrance au travail.
Vous titrez votre ouvrage « le travail peut-il devenir supportable » ? En quoi est-il supportable ou insupportable ?
Yves Clot : Pour définir le travail qualifié P. Naville reprenait à T. Veblen sa jolie formule : « L’homme possède le goût du travail efficace et déteste les efforts inutiles. Il a le sens des avantages de la fonctionnalité et de la compétence ainsi que celui des inconvénients de l’absurdité, du gaspillage ou de l’incompétence ». Ce qui rend le travail supportable, bien que ce soit par nature une activité contrainte, c’est la possibilité de cultiver ce goût. C’est encore possible, malgré tout, dans beaucoup de situations de travail. Il ne faut jamais l’oublier. Mais ce qui le rend supportable c’est aussi qu’il nous permet de sortir de nous-mêmes.
Travailler, disait Wallon, c’est « contribuer par des services particuliers à l’existence de tous, afin d’assurer la sienne propre ». Ne plus pouvoir le faire, par exemple dans le cas des chômeurs, c’est se sentir superflu dans la société. Car l’effort, quand il est utile, est vital et gage de bonne santé. Ce qui rend, du coup, le travail insupportable ce sont justement tous les efforts inutiles qui sont faits aujourd’hui dans des organisations qui dissipent l’énergie de ceux qui travaillent.
Dans trop d’entreprises privées ou publiques, la santé s’abîme dans des situations où le travail n’est « ni fait ni à faire », surtout quand disparaît le pouvoir de le dire. Se battre pour travailler convenablement, coûte que coûte, a quelque chose d’absurde et n’a donc qu’un temps. Vient le temps du renoncement et celui du ressentiment ou encore celui de la dérision qui n’arrange rien. Alors « on en fait une maladie » de plus en plus souvent. On est diminué lorsqu’on ne peut plus, au moins de temps en temps, être fier de ce que l’on fait, faire autorité dans son travail. Ce qui est insupportable c’est le travail ravalé, la qualité empêchée. Il n’y a pas de « bien être » sans « bien faire ».
Vous êtes tous deux de disciplines différentes : quels constats communs sur l’évolution des conditions de travail et leur prise en charge ?
Michel Gollac : Premier constat commun : les évolutions du travail sont dangereuses pour la santé. Les approches cliniques, qu’elles soient d’ailleurs le fait de psychologues, de sociologues, de chercheurs en gestion, d’ergonomes, de médecins… montrent la souffrance au travail qui s’exprime, notamment celle engendrée par une évaluation déconnectée du travail réel et celle causée par un travail « ni fait ni à faire ». Les sociologues signalent d’une part que les conditions physiques de travail sont également problématiques et d’autre part que la souffrance mentale peut ne pas s’exprimer, voire n’être pas consciemment ressentie et se traduire par des troubles somatiques, et ils tendent à considérer que les transformations de la société favorisent l’expression de la souffrance au travail. Mais ils constatent aussi, notamment grâce aux enquêtes de la Dares sur les conditions de travail, un accroissement des causes objectives de souffrances au travail.
Deuxième constat commun : la souffrance au travail, les mauvaises conditions de travail sont étroitement liées à des choix d’organisation du travail. Les analyses de terrain et les études statistiques concordent parfaitement sur ce point.
Troisième constat commun : d’autres formes d’organisation sont possibles, plus favorables à la santé au travail et aussi bonnes, voire meilleures du point de vue de la performance économique. On le voit à travers les interventions en clinique de l’activité où le débat sur le travail bien fait et la façon de bien travailler renouvelle le rapport au travail et crée de nouvelles formes d’efficacité. On le voit très différemment, mais aussi clairement, à travers les analyses quantitatives comparatives qui montrent que la coopération, l’autonomie individuelle et collective au travail, la possibilité de former de l’expérience sont une alternative, largement répandue dans certains pays, à la densification et à l’intensification du travail.
Vous développez la notion de « professionnalisme délibéré » comme solution pour améliorer les conditions de travail et la performance. De quoi s’agit-il au juste ?
Yves Clot : Le déni du conflit de critères sur la qualité de l’acte et donc sur la définition de la performance n’est ni sain ni efficace. Le professionnalisme est devenu une question en France. Le souci du travail « bien fait » pose de plus en plus de « problèmes de conscience » alors même que le discours sur la Qualité est omniprésent. La conscience professionnelle est pourtant le trait d’union entre santé et efficacité du travail. Quand elle est malmenée, aussi bien à l’intérieur des collectifs qu’entre ces derniers et la hiérarchie jusqu’à la direction, quand le dialogue sur ces questions est refoulé le professionnalisme s’en ressent. La santé et la performance aussi. Car le dynamisme professionnel prend sa source dans les objections du réel et les conflits qu’il suscite.
Il ne s’agit pas d’aboutir à la sacro-sainte « bonne pratique » derrière laquelle se ranger en file indienne. L’un des principaux acquis d’une clinique de l’activité c’est que la qualité du travail, dans le concret, est, par nature, définitivement discutable. Et ce, aussi bien dans une équipe que dans l’entreprise ou l’institution tout entière. Et dans cette perspective, ce qu’on ne partage pas encore est plus intéressant que ce qu’on partage déjà. Même pour protéger les consommateurs.
La seule bonne pratique est sans doute la pratique de la « dispute professionnelle » entre connaisseurs puis entre eux et la ligne hiérarchique et même au-delà des murs de l’entreprise. C’est le sens de la perspective d’action dont nous parlons, soucieuse de développer le métier à l’opposé de tout corporatisme, tourné aussi vers l’usager, le client ou le consommateur. Mais cela commence entre collègues. Délibéré désigne à la fois le choix clair du « bien faire » et le souci du dialogue.
Au travers de votre ouvrage n’est-ce pas une proposition pour refonder le modèle de l’entreprise ?
Yves Clot : Bien sûr et surtout le système de relations professionnelles à la française et ce qu’on appelle la gouvernance. Nous ne sommes pas les seuls à aller dans ce sens comme nous le disons à la fin du livre. La nouvelle conscience professionnelle que nous venons d’évoquer peut devenir civique, objet d’une autre alliance sociale entre producteurs et consommateurs et entre eux, leur santé et la nature. Il y a une demande sociale forte des utilisateurs à l’égard des entreprises et des institutions publiques, sur les produits qu’elles fabriquent et sur les services qu’elles proposent. Le travail ordinaire semble donc devenir de plus en plus directement politique parce que les dilemmes de métier sont de plus en plus civiques.
Alors même que l’espace public « officiel » n’est pas vraiment une ressource pour les résoudre, l’espace privé qu’est l’entreprise n’offre aucun droit réel aux salariés pour y contribuer. Du coup, le conflit inhérent à la relation salariale, tellement empoisonné en France maintenant, a sans doute besoin de nouveaux objets. Il est devenu trop « pauvre », refroidi dans des jeux de rôles. On peut penser qu’il serait réchauffé par l’institution d’une conflictualité instruite et négociée sur les critères du travail de qualité entre dirigés et dirigeants. Le conflit social sur le travail de qualité n’a pas d’institution. L’instituer pourrait déboucher sur un paritarisme plus riche, trichant moins facilement avec le réel ; pas seulement sur un droit d’expression mais des droits à participer à la décision sur ce qui concerne son travail. Un système de relations professionnelles refondé devrait pouvoir lever le déni de ce conflit qui intoxique aujourd’hui les relations sociales et les dévitalise. Alors on pourrait peut-être conjurer le risque de transformer le travail en une expérience avortée du politique. Car le ressentiment social qui s’ensuit est même dangereux pour la démocratie tout court.
Au-delà de la naïveté sociale consensuelle et coutumière, une coopération conflictuelle est à inventer entre directions et organisation syndicales. C’est un travail politique nécessaire sans lequel toute politique du travail — et même tout plan de santé au travail — vire à l’hygiénisme imposé d’en haut. Sur ce chemin, des organisations de plus en plus « civiques » ne peuvent rester prisonnières de l’entreprise telle qu’elle est, ligotée par les actionnaires. Il faut sans doute refonder l’entreprise pour en faire une communauté professionnelle instituée, autrement gouvernée autour des innovations nécessaires à un travail soigné. Nous ne jouons pas les prophètes. Des expérimentations sont en cours que nous cherchons à encourager.
Quelles sont les chances d’un renouveau, dans le contexte actuel, de l’intérêt pour la qualité du travail et vos propositions ?
Michel Gollac : Elles sont minimes, mais cela ne veut pas dire que se préoccuper de la qualité du travail (celle du produit ou du service et celle des conditions de travail) n’est pas nécessaire.
Bien sûr, la qualité du travail n’est pas le souci dominant de Monsieur Valls ou de Monsieur Gattaz. Dans le discours qui porte les politiques économiques et sociales actuelles, le travail a disparu. On ne parle que de coûts et de charges. À se demander pourquoi les entreprises s’embarrassent encore de salariés ? Quant aux réformes structurelles, elles se centrent sur la protection sociale et il n’est pas question de réformer l’entreprise. D’autre part, les syndicats sont faibles et divisés.
Toutefois il n’est pas sûr que la France gagne la course au moins-disant salarial et social contre le Bangladesh ou même contre la Roumanie. Il est également de plus en plus douteux que les mécanismes marchands suffisent à enrayer la dilapidation des ressources de notre planète et, en ce qui concerne notre résidence sur celle-ci, il n’y a pas de délocalisation possible à l’échelle de temps de notre civilisation. Or des acteurs sont prêts à porter la question de la qualité du travail : certains chercheurs, certains syndicalistes et même certains dirigeants d’entreprise.
Il se peut qu’on en vienne à envisager une refondation de l’entreprise comme une source possible de durabilité, de bien-être et de productivité. Bien sûr, la plupart des dirigeants d’entreprise seront réticents et cela n’a rien de scandaleux car il s’agit pour eux d’une charge et d’un risque. Tous les travailleurs ne seront pas forcément enthousiastes a priori, d’ailleurs. Il faudra une conduite prudente mais décidée des réformes, où l’expérimentation et l’évaluation aient leur part. Une forte action publique sera indispensable. Il n’est pas possible de dire si celle-ci devra comporter une part d’obligation ou pourra reposer essentiellement sur des incitations. En tous cas, s’il faut aider les entreprises, et c’est probablement nécessaire, cette aide devrait être ciblée sur celles qui concourent au bien public.