Solidaires discute de l’économie numérique et du travail

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Mardi 10 janvier, l’Union syndicale Solidaires et sa Commission santé et conditions de travail organisait une journée d’études sur le double thème :

  • Digitalisation, économie numérique : quel impact sur la société et dans le travail ?
  • Quelles actions pour les équipes syndicales de Solidaires ?

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Le numérique et le travail: éléments de compte rendu 

 

La journée a donc été divisée en deux parties. Le matin a été consacré à un débat général introduit par Michèle Rault de la Commission santé et conditions de travail de Solidaires, puis à l’audition de deux exposés passionnants de sociologues du travail : Patrick Cingolani (directeur du laboratoire de changement sociale et politique) et Guillaume Tiffon (directeur du département de sociologie à l’Université d’Evry). Au cours de l’après-midi plusieurs syndicats de Solidaires ont relaté leur expérience  de confrontation à ces technologies numériques et leurs effets sur le travail.

  • L’introduction de Michèle Rault, de la Commission santé et conditions de travail, a d’emblée posé les enjeux redoutables de ce débat pour le syndicalisme. C’est une forme de capitalisme qui se présente sous un jour attractif : «l’économie collaborative », comme si c’était une « alternative » au travail classique. De même, l’impression existe que des jeunes en particulier peuvent avoir le sentiment d’une « autonomie» ou d’une « liberté » plus grande avec les plates-formes. C’est un enjeu énorme pour l’emploi, puisque des chiffres alarmistes circulent sur les destructions d’emplois induites par les machines numériques. Que devient le travail et : « c’est quoi le travail ?».  C’est aussi un enjeu pour le revenu : puisque tout semble devenir automatique, cela pousse à l’idée d’un revenu universel (donc automatique lui aussi !) « en débat dans Solidaires ».

 

  • Patrick Cingolani commence par remettre en perspective historique ces nouveaux défis dans ce qui a toujours été le fonctionnement du capitalisme. C’est ainsi que la capitalisme de plate-forme peut être compris comme une nouvelle tentative d’externalisation de fonctions, après celles déjà connues : délocalisations, franchises, filialisations, sous-traitances. Il décrit le capitalisme comme fonctionnant en « asymétrie » permanente entre diverses polarisations : capitalisme rentier contre manufacturier, tendance actuelle à vouloir « externaliser les usines » du capital (le rêve de l’entreprise « sans usine » de Serge Tchuruk, PDG Alcatel). Fondamentalement, à travers ces évolutions, il y a toujours :
  • La tentative de « dominer le travail vivant par le travail mort ». Et à contrôler les individus à tout moment en les externalisant, mais aussi en même temps en les suivant par GPS sans perdre de temps. L’énorme valeur boursière de Uber (60 milliards de dollars) s’explique ainsi par sa « puissance de corrosion  sur la société», qui attire des financeurs.
  • La tentative d’affirmer sans arrêt une puissance en « déliant ce qui était lié » (dans les relations de travail) et ensuite en « reliant à nouveau ce qui a été délié ». La forme institutionnelle classique des entreprises est mise en cause, on « désinstitutionne pour mieux contrôler».

Il décortique ensuite deux aspects, pas si modernes que cela :

Le travail en « monitoring par algorithme» (ou plate-forme), vise comme avant à « s’approprier le savoir » du travailleur qui est surveillé  dans son parcours, son marché, sa course (pour les chauffeurs VTC). On connait ainsi « l’évolution de l’offre et de la demande en temps réel ». La subordination est « déléguée » au client, lequel est aussi chargé de « noter » le chauffeur. Tout cela ressemble à un nouveau type de « taylorisme », mais où tout est segmenté et mesuré : temps client, offre, demande, temps chauffeur, etc. Les salariés sont déliés des anciennes formes de prescription de proximité, puis ensuite reliés par les outils numériques (GPS, plate-forme, etc).

On en revient en fait à la vieille époque (19ème) du « marchandage» du travail. L’entrepreneur initial (exemple Uber) revend du travail à faire, commandé par un client, à l’autoentrepreneur. La plate-forme n’a ensuite plus aucune responsabilité dans ce qui se passe. C’est du travail par « cachets » pour de « petits boulots » additionnés à la guise (appelé la gig économy). Cela peut aussi prendre la forme de boulots informatiques rémunérés qu’on peut faire chez soi avec son propre matériel, à toute heure du jour ou de la nuit. Exemple : compter des « like » sur Facebook pour telle promotion, chercher les prix des concurrents, etc. Certains travaux de ce type peuvent aussi être « mis aux enchères » par les plates-formes, et captés par des « free lancer partner » (travaux de design, de traduction…).

L’ampleur de ce type d’économie est très important aux USA et en Grande Bretagne. 33% des travailleurs américains sont des « freelance partner ». En France : 800 à 900 000 autoentrepreneurs (80% sont en dessous du SMIC).

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Patrick Cingolani, sociologue

  • Débat et défis syndicaux, questions et interventions après l’exposé :
  • Développer un « syndicalisme du local», hors les murs (il n’y a plus de mur !).
  • Le « client» peut avoir potentiellement un rôle important : envisager donc les actions de « boycott ».
  • Le Compte personnel d’activité (CPA) est un outil juridique qui permet de « naviguer entre plusieurs types de statut » : on devient « gestionnaire de son employabilité ».

 

  • Guillaume Tiffon  distingue deux types de situation : le « front office» (devant le client) avec notamment de plus en plus d’«automates », et le « back office » hors de la vue des clients.

Dans les « front office », on multiplie les automates : caisses automatiques, banques en ligne, billetterie en ligne, etc. Apparemment du « grand classique» : la machine se substitue au travailleur, mais en réalité, « c’est le client qui travaille » et gratuitement.  De plus, par exemple avec la banque en ligne, il n’y a plus besoin de locaux, d’achats fonciers : d’où des économies d’investissements.

La réaction des clients est variable. Certains « s’insurgent » au nom de la « déshumanisation ». Pour les salarié-es, par exemple les caissières, les premières enquêtes montrent un travail non pas moins mais plus fatigant : « avoir les yeux partout » (surveiller toutes les machines en même temps, repérer les vols, etc), « moins d’échange » avec les clients. Témoignage : je suis « plus fatigué en 4h qu’en 8 heures ».

Dans le « back office» : le travail des ingénieurs de recherche ou de conception est envahi par les « mail ». Ils se plaignent « de ne pas pouvoir faire leur travail » car trop occupés constamment à des tâches « périphériques » ou « parallèles » : de gestion administrative, de coordination, de réunions sans arrêts, qui occupent une très grande partie de la journée (plus de la moitié voire au-delà). Résultat : le « vrai » travail de recherche se reporte en fin de journée, à la maison, en week-end, en vacances, en tout cas hors de la pression de l’environnement. Avec des effets sur la santé (pour 1/3 d’entre eux-elles), sur la vie de famille, etc.

 

  • Défis syndicaux, questions et interventions après l’exposé :
  • Un cheminot : « Nous les syndicalistes, nous sommes maintenant considérés comme des marginaux »
  • L’action du boycott : en France, la tradition est faible sur ce plan. Un projet de résistance conjointe entre salariés et clients est très difficile à faire. Car «le management s’adresse aussi au consommateur derrière chaque salarié », et le salarié s’imagine bloqué par ses propres réflexes devant des automates.
  • Par ailleurs, « nous sommes tous socialisés à jouer le jeu de la productivité» et donc « à gagner sans arrêt du temps », parce que nous le faisons avec nos smartphones dans la vie courante.

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Guillaume Tiffon, sociologue                                                                                                        

  • Interventions et expériences des syndicats de Solidaires.  Sont ici rapportés des propos de représentant-tes de syndicats, propos non exhaustifs, mais montrant les défis posés au syndicalisme, et des esquisses de réponses.

 

  • SUD Crédit agricole et Banque populaire Caisse d’épargne : avec la digitalisation des conseils, « l’image du conseiller financier vécu un peu comme le médecin de famille est perdue ». Mais « certains collègues jouent le jeu des automatismes car ils ont trop de travail ». Au final, « les capacités d’expertises se perdent en perdant le contact avec les personnes : on n’a plus le temps de se parler ». Pour autant « on n’est pas contre le progrès ». Notamment « parce que les jeunes sont pour ».  Mais il faut « remettre de l’humain ». Par ailleurs, « les grèves ont de moins en moins d’effets, car tout fonctionne comme avant » de manière automatique.

NDLR : Cette remarque (« on n’est pas contre ») revient souvent dans les interventions. Mais elle témoigne d’une difficulté à imaginer comment à la fois « ne pas être contre » certains outils, et être « pour » des alternatives concrètes dans le travail réel.

  • SUD Rural : il s’agit d’un syndicat lié au ministère de l’agriculture, et de la description d’un petit secteur (80 agents) chargé de faire de l’enseignement agricole, devenu de plus en plus un « enseignement à distance».  La militante explique : « Tous les actes professionnels sont numérisés. Nos compétences sont à renouveler tout le temps ». Et de conclure de manière très significative dans ce contexte : « En tant que syndicalistes, on ne sait plus ce qu’il faut revendiquer ». Elle aussi ajoute : « Tout n’est pas négatif » dans tout cela.
  • SUD PTT : chez Orange, « Le virage numérique est pris depuis 5 ans». On se souvient des 90 suicides entre 2007 et 2010. Le DRH B. Meitling s’est fait connaitre par son rapport de 2015, avec 36 propositions Le message d’Orange est d’être une entreprise « à la fois digitale et humaine ». L’idée est : « On peut tout faire avec un smartphone », y compris « tout ce qui est fait en boutique » avec des salarié-es. C’est pourquoi on assiste à une baisse de 40% des « interactions-clients » en boutique, et de 12% dans les centres d’appel. Côté Poste, on cherche aussi à géo-localiser les facteurs. SUD PTT aussi le dit : « Nous ne sommes pas opposés au numérique », mais « il y a des conséquences ». Il faudrait aussi évoquer le coût énergétique de la digitalisation : « Les envois de mail peuvent finalement coûter plus cher que la reproduction papier ». Les cloud (magasins de données) emmagasinent une très grande quantité d’énergie.
  • SUD commerce : Aujourd’hui, tout le monde est « soumis à une traçabilité». Les employés Velib sont « bornés » aux stations, ceux d’Autolib découvrent leur programme de travail sur les stations. Dans les entrepôts Amazon, les employés sont géo-localisés dans leurs déplacements de marchandises. Il y a maintenant des plates-formes pour employer des guides touristiques à la demande, visiter un musée, etc. La loi Travail contient quelques droits à connaitre pour les travailleurs sur plates-formes : assurances, droit syndical, droit à déconnexion sans rupture du vrai-faux « contrat ». Que faire ? Il faut s’habituer à « ouvrir le champ de syndicalisation aux travailleurs des plates-formes ».
  • SUD Education : les élèves sont de plus en plus menacés de « fichage de masse», par exemple avec le livret scolaire unique, qui peut enregistrer le parcours scolaire de la primaire à l’université. Et les cours vidéo « normalisent la pratique enseignante contre le principe de liberté pédagogique« .
  • Une intervenante propose de « recréer des bourses du travail entre travailleurs précaires des plates-formes », une idée qui était présente au Forum social mondial de Montréal. Et créer des liens entre consommateurs et travailleurs.
  • SUD Emploi : En fait « on partage tous les mêmes constats». A Pôle emploi, l’inscription se fait maintenant uniquement par Internet, et il y a « automatisation de la demande d’allocation », « ce qui fait disparaitre les métiers ». « L’usager est mis à distance » : tout est 100% Web (NDLR : mais on peut faire remarquer qu’il est mis à distance lorsqu’il coûte de l’argent : les allocations ; ce n’est pas le cas s’il est un client solvable). Ce sont les plus démunis qui en font les frais (fracture numérique). Mais « les agents adhèrent car ils croient que cela diminue la charge de travail ». Le capitalisme « s’est approprié la digitalisation.  Mais est-ce que le syndicat peut l’utiliser et dans quel but » ?

Voilà en effet le défi.

Notes rassemblées par Jean-Claude Mamet le  19 janvier 2017.

 

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