Syndicalisme et féminisme dans Les Utopiques

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Le N° 14 (été 2020) de la revue Les Utopiques de l’Union syndicale Solidaires est entièrement consacré aux relations entre syndicalisme et féminisme. Encore un numéro très réussi et varié, qui contient des informations peu connues sur l’histoire des luttes, qui décrit bien le « renouveau » féministe récent, et qui met carrément les pieds dans le plat des controverses sur plusieurs questions : intersectionnalité, racisme latent, violences sexistes dans les organisations, etc.

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Du nouveau sur syndicalisme et féminisme

Dès l’éditorial, les défis sont posés sur l’exploration du « champ féministe du syndicalisme », autant que « tout le champ syndical du féminisme ». Autrement dit une interconnexion à la fois vivante, parfois conflictuelle, et susceptible de faire avancer les deux « champs », en notant aussi que « le féminisme n’est pas l’affaire que des femmes, loin de là ».

En tout 21 articles dont nous avons déjà publié le premier dans Syndicollectif (ici : ) rédigé par Annick Coupé, ex-porte-parole de l’Union syndicale Solidaires. S’il fallait synthétiser cette livraison par grands thèmes, nous pourrions en dégager trois :

  • Un retour historique sur des luttes et des initiatives méconnues animées par des femmes ;
  • Des éclairages sur le renouveau actuel du féminisme et ses effets dans le syndicalisme ;
  • Les débats et controverses actuelles, y compris à l’intérieur des organisations.

Des luttes oubliées, des initiatives peu connues

Si le mouvement zapatiste est connu en Europe, on sait moins qu’il a aussi été un lieu de rassemblements sur les sujets les plus pointus du féminisme mondial. L’article de Cybèle David (Sud Education) décrit la rencontre de 2007 de femmes dans le Chiapas, suivie dans la décennie 2010 d’une autre « rencontre internationale, politique, artistique, sportive, et culturelle des femmes qui luttent », avec 2000 zapatistes et 6000 femmes d’autres régions. C’était une initiative totalement « non mixte », où « l’intersectionnalité », c’est-à-dire la « triple exploitation » (classe, genre, race), a été largement débattue, avec des témoignages et un discours de clôture émouvants.

Plusieurs articles d’analyse historique démontrent que « les femmes ont toujours travaillé » (titre de la contribution de l’historienne Fanny Gallot, entre-autre). Une idée s’était répandue en France que leur entrée massive dans la vie « active » date surtout des années d’après-guerre. Ce qui est très ambigu ou partiellement juste, car cela peut faire oublier les périodes très antérieures et surtout que le travail dit « domestique », pour être rendu « invisible » (par effacement des statistiques du travail « reconnu ») n’en  joue pas moins un rôle clef dans la reproduction du capitalisme (cf : les travaux théoriques cités de Silvia Federici et Maud Simonet).

Les articles d’Elisabeth Claude (commission femmes de Solidaires), Nicole Savey (Fédération de recherche sur les femmes, le sexe et le genre) et Nara Cladera (SUD Education), évoquent des luttes oubliées « de l’histoire humaine » et par le mouvement ouvrier : par exemple les fileuses de Troyes en 1791, les ouvrières de la soie à Lyon (1869), celles du corsage à New York (1909), ou la grande grève des « sardinières » à Douarnenez entre fin 1924 et début 1925, avec un comité de grève.  Le grand dictionnaire Maitron comprend 15 379 notices entre 1789 et 1864, mais seulement 435 sur des militantes femmes. Avec quand même un grand hommage rendu à Flora Tristan, qui publia le journal L’Union Ouvrière, et fit du « porte- à- porte » pour faire entendre la voix d’un « premier manifeste » pour les droits des femmes, associés à toute la lutte ouvrière, sans césure. Jeanne Deroin et Pauline Roland, issues du mouvement de 1848, bâtissent une « Fédération des associations ouvrières », avant…la Première internationale.  Quant à celle-ci, dans son Manifeste inaugural écrit par Karl Marx, les femmes y sont quasiment absentes, même si celui-ci écrira en 1867 que « Les dames ne peuvent se plaindre de l’Internationale qui a élu une Dame, Madame Law, au Conseil général ». Un peu plus tard en France, comme cela commence à se savoir davantage, certains syndicats (le livre notamment) interdisaient d’embaucher des femmes, par crainte de « concurrence déloyale » sur le marché du travail. Il a d’ailleurs fallu attendre la fin du 20ème siècle pour que la CGT accepte l’idée de luttes « féministes » (reconnue dans son congrès de 1995, y compris ses statuts). Pendant des dizaines d’années le concept de « féminisme » était rejeté comme une « erreur ». Ainsi selon la citation de Flora Tristan, les femmes ont vraiment longtemps été considérées (dans la société et dans le mouvement ouvrier) « comme la caste des parias indiens qui sont considérés…comme impurs et polluants… ».

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Le renouveau contemporain

Le renouveau de luttes féministes ou portées par des femmes est très sensible depuis Metoo, mais ne saurait s’y réduire. Plusieurs articles décrivent des grèves ou des préparations d’initiatives autour du Premier mai, qui dénotent une nouvelle massification de l’entrée en luttes de femmes et bien sûr d’un changement perceptible de génération, avec transmission des expériences (ce qui n’est pas toujours simple).

Leire Taxakartegi Iramategi (membre de l’exécutif du syndicat basque Eusko Langileen Alkartasuma-ELA-) signe un article décrivant une grande grève de 360 jours (sur presque deux ans de combat) en Biscaye dans les maisons de retraite. La tactique de lutte a été originale avec montée en puissance : la grève « a débuté par des étapes d’une journée, qui sont passées à trois, ensuite cinq, puis une semaine, deux, trois et finalement les grèves d’un mois entier se sont enchaînées ». D’où les 360 jours en tout. Une grève avec une forte implication des travailleuses dans des « dizaines d’assemblées » : le syndicat ELA, malgré sa force, a résisté à la routine qui aurait consisté à « organiser seul la grève ». Un accord de fin de conflit enregistre d’importants acquis : 35 heures, salaire minimum à 1200 euros, 100% du salaire en cas d’accident ou maladie, etc.

Les journées du 8 mars se préparent maintenant très en amont, peut-être sous la poussée des grandes manifestations par exemple dans l’Etat espagnol en 2018 (des centaines de milliers de personnes). C’est le cas en Belgique où Claude Lambrechts (syndicaliste CNE/CSC) explique comment le syndicalisme a lancé le mot d’ordre de « grève de femmes » pour le 8 mars 2019, incluant une « grève du care » (activités de soins aux autres, très souvent réalisées par des femmes). C’est le cas me semble-t-il insuffisamment connu en France de « l’Assemblée féministe » de Toulouse, décrite par Julie Ferrua (SUD Santé-Sociaux).  Le 8 mars 2019 à Toulouse, 4000 personnes manifestaient, et 2500 en octobre contre les violences. Mais l’aspect intéressant est la construction du mouvement autour d’une « assemblée » ou l’auto-organisation et la libre démocratie jouent un grand rôle : « …Nous laissons la place au débat, pour traiter les divergences dans un espace de parole ouvert qui qui préserve la sororité…Nous développons un féminisme inclusif envers toutes les femmes, les personnes perçues comme telles, les personnes non binaires, et personnes trans ». Au total, « entre 300 et 500 femmes se sont auto-organisées dans les assemblées et différentes réunions depuis un an et demi ».  Cette méthode semble avoir susciter des tensions avec les organisations traditionnelles à la fois du mouvement ouvrier et du mouvement féministe.

Le même souci d’innovation et « d’horizontalité des échanges » se remarque dans le réseau de femmes migrantes à Rome, décrit par Camille Saugon et Cybèle David (toutes deux de SUD Education). Mais la continuité des expériences de luttes et de transmission des élaborations se vérifie aussi dans la longévité des « journées intersyndicales femmes », débutées en 1998, et qui se déroulent chaque année en France, sous l’égide de Solidaires, FSU, CGT, avec la participation de chercheuses. Cécile Gondard Lalanne (codéléguée générale de Solidaires) en fait le bilan.  Là aussi, de « nouvelles générations d’organisatrices » émergent. Un livre de réédition d’exposés au cours des « journées » est sorti en 2017 (chez Syllepse) pour rendre compte de ce travail au long cours sur plus de 20 ans maintenant, et où plus de 400 personnes participent pour « un temps particulier : un temps des femmes, syndicalistes et féministes à la fois ».

Débats et controverses

Ce numéro n’élude pas les questions qui fâchent ou font débat, dans la société, dans le mouvement syndical général et y compris dans le mouvement féministe.

L’expérience du stage de formation antiraciste organisés par SUD Education en Seine Saint-Denis en 2017 est relatée par Manel Ben Boubaker (SUD éducation). On sait que l’organisation d’ateliers en « non mixité raciale » a suscité un conflit avec le ministère de l’Education nationale. Mais aussi à l’intérieur de Solidaires selon l’auteure, qui revient sur le concept d’intersectionnalité. L’auteure explique que les femmes originaires du monde post-colonial se reconnaissent dans cette notion qui met en cause à la fois « le sexisme de camarades » et « le racisme de féministes blanches », mais me semble-t-il sans expliciter cela précisément dans son article. Est évoquée aussi la question ô combien complexe et polémique du voile, avec parfois des réactions de rejet du voile (et même de « dégoût) entendues dans les discussions syndicales. Mais ce rejet est-il seulement le signe évident ou le synonyme d’une « islamophobie » ou d’un « racisme » ?

Corinne Mélis (qui anime le Centre d’étude et de formation interprofessionnelle- CEFI- de Solidaires) revient aussi sur l’approche intersectionnelle et décrit ce que le syndicat et les femmes ont « à y gagner », dans la précision revendicative sur les discriminations, dans l’implantation dans des secteurs éloignés du syndicalisme. Elle exhorte les « dominants et les dominantes » dans le syndicalisme : il y a « nécessité de reconnaitre et d’abdiquer de leur position de domination ».

Lucie Assenat (membre de Solidaires Jeunesse et Sport et de la commission femmes de Solidaires) fait sienne la notion récente « d’écoféminisme », en explicitant cependant son histoire (par exemple dans le rôle des femmes dans les guerres et notamment face aux armes nucléaires), mais aussi en évoquant les femmes décrétées « sorcières » et assassinées (9 millions de mortes) pendant plusieurs siècles comme ayant un rapport condamnable avec la « nature » et le « corps », mais en réalité des connaissances empiriques plus que de la magie. La notion d’écoféminisme ne doit cependant en aucun cas être assimilée à une « nature » spécifique « de LA femme », mais plutôt à une invitation à faire le lien entre « nature et culture, raison et émotion, empathie et pouvoir… ».

Un article collectivement signé par Cécile Gondard Lalanne, Murielle Guilbert, Corinne Mélis (toutes de la commission femmes de Solidaires), traite frontalement des questions de « violences sexistes et sexuelles au sein des organisations ». Une enquête interne à Solidaires en 2017, avec un « mur de témoignages » a révélé « l’ampleur du phénomène » des violences internes et le « choc » produit. Divers documents ont été élaborés et adoptés dans les instances du syndicat. Un plan d’action a été adopté. Des échanges ont eu lieu avec la CGT (où ces questions sont très vives) et la FSU, lors des journées intersyndicales. Les obstacles à la prise en charge de ces crises sont énumérés, avec notamment l’argument qui se retrouve partout : attention à « préserver la structure syndicale », attention de ne pas condamner des personnes (des hommes) qui « sont incontournables pour l’action ». Etc. Les trois auteures explicitent notamment la notion de « camarade ennemi », pour désigner des « camarades de lutte des classes » qui se révèlent « des ennemis de la lutte féministe ». Oser un tel concept dans le syndicalisme, c’est prendre le problème à la racine, c’est donc radical, et c’est courageux.

D’autres articles font le bilan des luttes pour l’avortement, avec aussi un article à ce sujet sur le Guatémala. Sophie Binet, de la Commission exécutive confédérale de la CGT, relate la dernière assemblée de l’Organisation internationale du travail (OIT) qui a adopté le 21 juin 2019 une convention contre les violences et le harcèlement au travail. Elle reste à être ratifiée par la France. Verveine Angeli (Secrétariat national de Solidaires) aborde aussi la question des retraites pour « genrer le débat revendicatif ». Anne Bennot-Millant (SUD Rail et Union interprofessionnelle des retraité-es Solidaires-UNIRS-) attire l’attention sur les violences conjugales sur les femmes âgées, « oubliées » des statistiques et de la vigilance publique. Murielle Guilbert (Secrétariat national de Solidaires) tire le bilan de la loi de 2011  sur la « représentation équilibrée femmes/hommes » aux élections professionnelles, encore très difficile à atteindre !

Enfin Mylène Colombani, auteure-compositrice-interprète de chansons, militante à SUD Culture, écrit un article passionnant sur la lutte féministe dans le spectacle musical, notamment du rock ou du rap, où les femmes sont le plus souvent « exclues ». Nous le publierons prochainement en entier dans Syndicollectif, car cette approche est rarement abordée dans le syndicalisme.

Un numéro très complet donc !

 

Jean-Claude Mamet (6 août 2020).

SOMMAIRE DU NUMERO

6 FÉMINISME ET SYNDICALISME: JE T’AIME MOI NON PLUS / Annick Coupé

12 FEMMES ZAPATISTES, LUTTES,RENCONTRES ET NON-MIXITÉ / CybèleDavid

18 TRAVAIL INVISIBLE,GRÈVES INVISIBILISÉES ? / Élisabeth Claude, avec la participation deNicole Savey

24 LE SYNDICALISME ET SA DETTE HISTORIQUEAVEC LA LUTTE DES FEMMES / Nara Cladera

34 LES FEMMES ONT TOUJOURSTRAVAILLÉ / FannyGallot

40 DES JOURNÉES ENINTERSYNDICALES FEMMES / CécileGondard Lalanne

46 BISCAYE: UNEVICTOIRE SYNDICALE ET FÉMINISTE / LeireTxakartegi Iramategi

52 BELGIQUE: D’UN 8 MARS À L’AUTRE / Claude Lambrechts

58 L’ASSEMBLÉE FÉMINISTE TOUTES EN GRÈVE ÀTOULOUSE / Julie Ferrua

68 UN RÉSEAU DE FEMMES MIGRANTES À ROME / CybèleDavid,Camille Saugon, avec LizetAguilar

74 LAISSER LA PLACEAUX PREMIÈRES CONCERNÉES / ManelBenBoubaker 

80 SORTIR DE L’INVISIBILITÉ DESTRAVAILLEUSES DANS LA CRISE DU COVID 19… ETAPRÈS / Corinne Mélis

88 NI LES FEMMES NI LATERRE! / LucieAssemat

96 AVORTEMENT : UN DROIT FONDAMENTAL,TOUJOURS À DÉFENDRE! / CybèleDavid, CécileGondard Lalanne, MurielleGuilbert et Corinne Mélis

102 WOMEN ON WAVES / Laetitia Zenevich

106 AGIR CONTRE LESVIOLENCES SEXISTES ET SEXUELLESAU SEIN DES ORGANISATIONS / CécileGondard Lalanne, MurielleGuilbert,Corinne Mélis

112 L’ACTION SYNDICALE À L’OIT : POUR UNE CONVENTION CONTRE LESVIOLENCES / SophieBinet

116 RETRAITES: GENRER LE DÉBAT REVENDICATIF / VerveineAngeli

120 PAS DEVIOLENCES CONJUGALES SUR LES FEMMES ÂGÉES? / AnneBennot-Millant

128 LES LISTES ÉLECTORALES ET LA MIXITÉ / MurielleGuilbert

132 CANTAMOS SIN MIEDO! / Mylène Colombani

 

 

 

 

 

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