Le 10 mai 2023, l’équipe de Syndicollectif a organisé un débat introduit par des chercheurs-euses sur les évolutions dans le syndicalisme, la portée de l’intersyndicale, et un retour sur le 53ème congrès de la CGT. Y ont pris part notamment Sophie Béroud (politiste, Université Lyon 2), Jean-Marie Pernot (chercheur associé à l’IRES) et Michel Pigenet (historien) ainsi que des responsables nationaux de la CGT, de la FSU, et de la revue Les Utopiques (Solidaires). Vous lirez ci-dessous une restitution partielle des questions abordées, après l’intervention introductive de Jean-Marie Pernot.
Débat général : le mouvement social en cours, la situation du mouvement syndical, le congrès de la CGT
Intervention préliminaire Jean-Marie Pernot
- Je n’insisterai pas sur les caractéristiques de ce mouvement, sa durée exceptionnelle, son ancrage social et territorial, illustrés par les sondages d’opinion, les manifestations réparties sur l’ensemble du territoire, le brassage de population puisque tout le monde n’a pas participé à tout. Comme en 2010, comme aussi autour du référendum constitutionnel européen en 2005, tout le monde s’est emparé du sujet, dans les familles, les cafés, les lieux de travail ; bref, un moment démocratique puisque qu’il est à la fois une rupture de la délégation en direction des professionnels (les politiques) et un moment d’appropriation par « les gens » de sujets qui les concernent. Avec, bien sûr, une prise de conscience de masse de la nature de nos institutions qui permettent à un gouvernement minoritaire à l’Assemblée nationale, conduite par un président mal élu et en dépit de protestations de masse observées dans le monde entier de continuer son chemin dans la plus parfaire légalité républicaine, du moins selon l’avis du Conseil constitutionnel.
On ne peut pas imaginer que ces moments n’aient pas déposé dans les consciences de ceux qui y ont participé des empreintes de nature bien sûr diverses mais aussi contribuer à des découvertes du collectif et des sociabilités qui lui sont associées. On avait constaté cela dans le mouvement des gilets jaunes, mais surtout massivement en 1968 qui avaient fait naître une véritable « génération politique ». Il n’y a rien à prophétiser mais plein de choses à observer dans les mois et les années à venir. Moment d’incandescence ou point d’inflexion, la question vaut en général mais elle vaut d’abord pour le mouvement syndical.
- Il est peu contestable que l’image des syndicats et du syndicalisme a fait un bond spectaculaire au cours de cette période. Celui-ci se traduit par un regain de syndicalisation qu’il faut interpréter avec modération : c’est un peu toujours le cas après de telles séquences et quelques dizaines de milliers d’adhérents supplémentaires, à supposer qu’on sache les garder, ne transforme pas la réalité de l’implantation syndicale. La question est : ce mouvement est-il durable ? Les syndicats sauront -ils conserver et traduire ce moment d’intérêt à leur égard ?
C’est possible à quelques conditions qu’il est d’ores et déjà faciles d’identifier :
La première, c’est l’intersyndicale : les travailleurs connaissent plus ou moins les syndicats mais ils ont découvert depuis quatre mois un nouvel acteur : son nom est « l’intersyndicale ». Cette entité nouvelle s’est imposée d’abord par ses actes : une revendication simple et fédératrice, le rejet de la réforme marquée par le report de l’âge légal de départ à 64 ans ; elle répondait à un sentiment profond et durable ; par sa capacité à conduire le mouvement dans la durée, l’encadrer sans brider les initiatives sectorielles ou locales. Ce n’était pas simple de trouver les bons rythmes, d’alterner les formes, de donner de la respiration au mouvement sans laisser retomber la dynamique ; le mot d’ordre du 7 mars « la France à l’arrêt » était habile puisqu’il invitait chaque collectif à faire ce qu’il pouvait pour bloquer la machine (une version modernisée de l’appel à la grève générale). Cela permettait de mesurer, en vraie grandeur, la capacité effective du mouvement social à bloquer la machine économique. Est-ce qu’on pouvait faire mieux ? Peut-être, mais il a été assez largement admis que l’intersyndicale avait plutôt pas mal réussi à penser et agir ensemble, sans fausse note même si bien évidemment, tout le monde n’avait pas le même enthousiasme pour tout.
Les conditions pour un effet durable de la dynamique du mouvement s’imposent d’elle-même, l’intersyndicale doit se poursuivre. Ce n’est évidemment pas si simple : la condition est de la renouveler, de nourrir les « communs du syndicalisme », non seulement sur le refus des 64 ans mais sur la suite. D’une certaine manière, la réforme permanente des retraites constitue le fétiche de la réforme néolibérale, c’est-à-dire qu’elle condense et que peut s’y lire l’ensemble de son programme. Mais celui-ci se manifeste aussi dans différentes batailles très actuelles : les services publics, la fiscalité, la question salariale, le travail et les conditions de travail. Or ces terrains sont dans l’actualité : et même pour se défaire de l’emprise de la question des retraites, le gouvernement met sur la table un « Pacte de la vie au travail » totalement explosif pour lui. Évidemment ce qu’il est prêt à y mettre est dérisoire (le partage de la valeur !), cela permet d’alimenter le travail intersyndical… pourvu que la volonté existe de le maintenir.
- La CFDT est la surprise de ce mouvement ; pas complétement si on suit ses bougés depuis quelques années. Je l’indiquais déjà dans mon livre paru plusieurs mois avant le début du conflit. Il y a une logique puisque la stratégie du partenariat social qu’elle a adoptée il y a plus de trente ans suppose des partenaires : le patronat en est incapable et Macron a signé la fin de la récréation. Aucune représentation politique social-démocrate n’étant envisageable à court terme, la stratégie tenue pendant la période Hollande devient inenvisageable à un horizon raisonnable. La menace de l’extrême droite est un facteur que la CFDT prend au sérieux car l’histoire montre que le mouvement syndical est une condition pour y résister.
Par ailleurs, contrairement à ses prédictions, la CFDT n’a pas supplanté les autres en nombre d’adhérents comme en nombre d’électeurs ; elle n’est passée première organisation dans les élections de représentativité que parce que la CGT a perdu plus qu’elle. Ces éléments doivent inciter à poursuivre la réflexion sur les changements en cours. Ce pourrait être un objectif (parmi d’autres) de Syndicollectif que de mieux appréhender les évolutions qui s’y sont fait jour car, que cela plaise ou non, la CFDT est une composante incontournable du regain de puissance du syndicalisme.
Reste bien sûr, on y reviendra à propos de la CGT, la question du redéploiement des forces syndicales pour adapter celui-ci aux nouvelles dynamiques du salariat. Être ensemble ne suffit pas, il faut encore déployer les efforts nécessaires pour reconstruire de la puissance.
Résumé de quelques questions abordées dans les échanges
Sur la CGT :
- Le congrès CGT vu sous l’angle d’un certain « retour » historique des fédérations ?
- Y avait-t-il ou non une vraie « opposition » dans la CGT (avec une « ligne » identifiable) ou seulement des « postures » ?
- La CGT ne sait pas discuter démocratiquement. N’est-ce pas cela qui provoque des réactions « claniques » ?
- Auparavant, les problèmes de la CGT étaient résolus par un « aval politique », or cela n’existe plus. Comment refaire du « confédéral » dans cette situation ?
- La CGT se féminise sur le terrain (recrutement), mais certaines interventions antiféministes au congrès étaient faites par des femmes.
Mouvement social et intersyndicale
- L’intersyndicale vue comme « nouvel acteur » à part entière ?
- Faut-il construire des intersyndicales sur tout le territoire ?
- Le mouvement social « redistributeur du jeu politique » ?
- Y avait-il moyen après le 7 mars de construire une autre stratégie de lutte même sans l’aval de la CFDT (qui aurait suivi de toute façon) ?
- La grève est-elle le moyen incontournable de la lutte efficace ? Si oui, comment faire quand l’ordre néolibérale fragmente à l’infini le salariat et que le syndicalisme est très loin d’être implanté partout ? Est-ce que le problème ne vient pas du fait que « monde du travail » a du mal à prendre conscience de ce qu’il peut construire en commun ?
- Quelle action possible à inventer là où le syndicalisme n’a pas d’ancrage historique, dans les secteurs précaires par exemple ?
- Même si le mouvement n’a pas gagné jusqu’ici est-ce qu’il remporte néanmoins une « victoire morale » (alors que Macron voulait une victoire « à la Thatcher ») ? Le mouvement n’a pas gagné jusqu’ici, mais il est difficile d’en imputer la faute aux syndicats…
- La CFDT veut-elle aller dorénavant plus loin dans l’action, ou a-t-elle seulement voulu occuper pragmatiquement l’espace « intermédiaire » plus classique que Macron lui refuse depuis 2017 ?
- N’y a-t-il pas pour tout le syndicalisme une conscience implicite (mais L. Berger l’avait suggéré) d’un « danger de mort » si on ne bouge pas ?
- La solution aux « rapprochements » plus structurés (hypothèse CGT, FSU, Solidaires…) passe-t-elle d’abord par la valorisation du (ou des) cadre interprofessionnel, plus que professionnel ?
- Comment construire une « alternative politique » que peine à incarner la NUPES ?