Voici un article de Laurent Frajerman, chercheur rattaché à l’institut de recherche de la FSU, sur la grève du 10 octobre 2017, un succès dans le monde enseignant, et un « test » politique après une phase de baisse de la conflictualité globale entre 2012 et 2017.
La grève du 10 octobre 2017 : un test politique et social dans l’Éducation nationale
La grève de la fonction publique du 10 octobre 2017 apparaît comme un succès chez les enseignants. La participation n’est pas exceptionnelle, mais se situe dans la fourchette haute. Cette grève montre la pérennité de leur culture gréviste, qui en fait l’une des professions les plus conflictuelles du pays, depuis mai 68. Elle a ceci de particulier qu’elle intervient peu de temps après l’élection d’un président qui a recueilli une majorité relative de leurs suffrages.
Ce test politique et social est instructif. Non seulement Emmanuel Macron ne bénéficie pas d’un état de grâce, mais il est désormais possible d’envisager que les enseignants retrouvent le chemin des grèves, après une relative décrue sous François Hollande. Sur le plan politique, le président commence à être catalogué comme un homme de droite par une partie de sa base électorale.
Premiers résultats d’un questionnaire en cours : la persistance de la culture gréviste chez les enseignants
L’analyse n’étant pas achevée, je cite des ordres de grandeur :
- La moitié des enquêtés déclare avoir plus tendance à participer lorsque l’ensemble des syndicats lance un mot d’ordre de grève
- On constate que plus de la moitié des enseignants croit en l’efficacité de la grève, un cinquième marquant leur scepticisme (Question : « Que pensez-vous des affirmations suivantes sur la grève ? la grève permet de faire entendre ses revendications »).
- Justement, un quart déclare ne jamais faire grève.
Le potentiel gréviste reste donc élevé chez les enseignants.
Pas d’effet anesthésiant du vote Macron
Traditionnellement proches de la gauche, les enseignants hésitent à se mobiliser contre un gouvernement de cette couleur politique. Les syndicats tardent à lancer des grèves et les premières sont des échecs. Il faut en moyenne trois ans pour que la conflictualité enseignante revienne à son niveau habituel. En 2013, sous Hollande, 45 % des professeurs de lycée et collège refusaient « de fragiliser le gouvernement en remettant en cause ses réformes » (sondage CSA/SNES). En 1981 et 1997, cet effet anesthésiant se repère également. On peut vérifier ce phénomène en regardant les premières grèves unitaires lancées après l’élection d’un président de la République, celles qui sont les plus comparables au 10 octobre 2017 :
Pour permettre la comparaison entre les chiffres pré et post 2010, j’ai inclus une clé qui tient compte de la modification de la méthode de calcul du Ministère (voir plus bas) : chiffre officiel multiplié par 1,8 dans le second degré et par 1,2 dans le premier
En 2012, l’absence de grève ne peut s’expliquer par une satisfaction générale (songeons au gel du point d’indice…). Mais 46 % des enseignants avaient voté pour François Hollande au premier tour et 80 % au second (sondage IFOP Le Monde, 2012).
Le simple fait de voir l’ensemble des syndicats de la fonction publique appeler si tôt à la grève constitue un avertissement pour Emmanuel Macron. Si l’essai est transformé, il est possible que cela déclenche un cycle protestataire, nourri par l’impopularité d’un président dont l’éthos et le discours sont éloignés des valeurs enseignantes (notamment son idéologie du winner, peu compatible avec leur culture professionnelle).
La moitié de l’électorat enseignant d’Emmanuel Macron (19 % des voix sur 38 % au total) vient du centre gauche, qui s’était mobilisé pour F Hollande cinq ans plus tôt. La participation à la grève constituerait pour ce segment un indice fort de décrochage politique envers le président, toutefois il est difficile de le calculer (les opinions politiques et la conflictualité ne se recoupent pas entièrement, par exemple on peut faire partie des 42 % d’enseignants qui ont voté pour des candidats de gauche et ne pas faire grève, notamment pour des raisons financières)
Des statistiques floues
Chaque grève donne lieu à une bataille de chiffre. Les syndicats ne sont pas en mesure de compenser l’opacité de l’administration. Leur propre méthode manque de clarté. Ce rituel pourrait être abandonné si le ministère de l’Éducation nationale utilisait ses outils techniques (logiciel Mosart) pour compter le nombre de grévistes de manière rapide, fiable et transparente.
Depuis 2010, le taux officiel est calculé non sur les personnels attendus – qui travaillent à la date de la grève – mais sur l’effectif théorique de l’établissement. Ce comptage des grévistes est effectué avant 9 heures. De cette manière, on divise au moins par deux le chiffre rendu public dans le second degré (dont les enseignants n’ont cours que trois ou quatre jours par semaine et dont les arrivées s’échelonnent sur la journée) et on le diminue d’environ 25 % dans le premier degré (en comptant dans l’effectif les personnels absents pour divers motifs, les temps partiels, les RASED…).
Les rectorats procèdent par échantillon sans avoir adopté de méthode scientifique sur leur représentativité. L’analyse menée sur l’académie de Rouen montre que cet échantillon est très aléatoire, et que des corrections sont appliquées aux chiffres transmis au ministère (l’écart peut atteindre 10 %).
L’application Mosart permet aussi de recenser les grévistes sur l’ensemble de la journée, pour que les services financiers puissent opérer les retraits sur salaire. Ce système permet un chiffrage exhaustif, mais n’est pas utilisé pour corriger les estimations initiales. D’un côté, le Ministère ne recueille qu’une partie de l’information pour sa communication et de l’autre il en collecte soigneusement la totalité pour récupérer les salaires… Les informations que j’ai recueillies l’ont été après saisine de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA).
L’indice du maintien de la surconflictualité enseignante ?
La surconflictualité enseignante, en comparaison avec les luttes des entreprises, est nette. En moyenne, depuis 2005, les enseignants font 4,5 fois plus grève que leurs homologues du secteur privé.
La temporalité des grèves est très différente. Les salariés des entreprises sont plus réguliers dans leur conflictualité, alors que les grèves enseignantes dépendent de l’agenda du pouvoir, notamment lorsqu’un ministre de l’Éducation nationale annonce une réforme contestée.
Cela étant, leur conflictualité a régressé depuis 2011, alors que le quinquennat a été marqué par deux réformes impopulaires, les rythmes scolaires et le collège. Citons parmi les obstacles : les retenues sur salaire plus conséquentes depuis les années 2000, le durcissement du management, un contexte politique et social défavorable (crise économique qui légitime l’austérité, absence de résultat des derniers mouvements…) et éventuellement le service minimum d’accueil dans le premier degré. On peut aussi penser que si la déception a été forte, et payée par le PS dans les urnes, elle a généré du mécontentement, mais pas la colère qui est le ferment des grands mouvements sociaux (2003, 2009–2010).
Blanquer dans le sillage de Macron ?
Il est prématuré d’analyser l’image de M Blanquer chez ses administrés, en l’absence d’enquête d’opinion. Les enseignants de droite devraient être satisfaits par un certain nombre d’annonces portant sur des marqueurs de leurs conceptions. Mais l’ensemble de la profession s’intéresse peu aux débats et principes généraux sur l’École. Le pragmatisme est le maître mot. Ils risquent donc de se montrer peu réceptifs au discours du ministre, et d’attendre les mesures concrètes pour se positionner. À cet égard, l’omniprésence médiatique du ministre peut se révéler contre-productive, en générant un effet de saturation. Cette hypothèse est nourrie par le précédent de Vincent Peillon, qui avait connu pareille heure de gloire médiatique, et sombré pourtant sur la question des rythmes. Toutefois, le résultat de cette grève n’est pas assez marqué pour attester d’un effet Blanquer.
En effet, d’un côté, le caractère minoritaire de cette première grève montre que le gouvernement n’a pas épuisé son crédit parmi les enseignants. De l’autre, la bonne participation ouvre un espace à la contestation de sa politique scolaire. D’autant que les sujets lourds devraient être abordés dans les mois qui viennent : réforme du baccalauréat, autonomie des établissements, programmes, etc.