53ème congrès CGT : interview de Leila de Comarmond (N° 8)

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Toujours pour éclairer le débat sur le 53ème congrès de la CGT, nous republions ci-dessous (avec son aimable autorisation) une interview de Leila de Comarmond, journaliste aux Echos, publiée dans Alternatives Economiques le 5 avril 2023.

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 » Sophie Binet a toujours coopéré avec les autres syndicats »

Leïla de Comarmond, journaliste, experte des relations sociales, auteure du livre « Les vingt ans qui ont changé la CGT »

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La succession de Philippe Martinez à la tête de la CGT devait se jouer entre Marie Buisson et Céline Verzeletti. C’est finalement Sophie Binet qui a été élue secrétaire générale du deuxième syndicat de France à l’issue d’un 53e congrès riche en rebondissements. A 41 ans, cette ancienne conseillère principale d’éducation, issue de l’Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (Ugict) rompt avec une longue tradition de dirigeants provenant de fédérations plus « emblématiques ».

Première femme à diriger l’organisation, elle s’est fait connaître pour ses positions écologistes et féministes. Leïla de Comarmond, journaliste au quotidien économique Les Echos et autrice du livre « Les vingt ans qui ont changé la CGT » (Denoël, 2013), analyse les retombées de ce congrès en période de mobilisation contre la réforme des retraites et les défis, notamment démocratiques et idéologiques, que la nouvelle numéro Un va devoir relever.

 

Vous avez suivi le 53e congrès de la CGT. Comment Sophie Binet est-elle sortie du chapeau alors qu’on attendait Céline Verzeletti ou Marie Buisson pour succéder à Philippe Martinez ?

 

Leïla de Comarmond : On a l’habitude de parler du troisième homme, en l’occurrence c’était la troisième femme. Cela a été une surprise car ce qui se dessinait était un duel entre deux femmes, Marie Buisson, la candidate de Philippe Martinez, et Céline Verzeletti, de l’Union fédérale des syndicats de l’Etat, soutenue par les plus grandes fédérations de la CGT. Ni Marie Buisson ni Céline Verzeletti n’ont réussi à s’imposer, la première à deux voix près.

Si elles y étaient parvenues, la CGT aurait été scindée en deux. Et ce n’était pas envisageable. La recherche d’une autre dirigeante s’est donc imposée, mais il a fallu attendre jusqu’au bout de la nuit pour cela. La procédure de désignation est faite d’allers-retours entre la direction élargie de la CGT – la commission exécutive, qui propose un candidat –, et le parlement de la CGT – le Comité confédéral national (CCN). Jeudi soir, les réunions ont débuté à 23 heures, et ce n’est qu’au petit matin que la candidature de Sophie Binet est apparue. Elle a finalement été largement élue, ce qui assoit sa légitimité.

 

Comment Sophie Binet se positionne-t-elle par rapport à son prédécesseur ?

 

L.C. : Elle a un profil très différent de son prédécesseur, sans pour autant se situer en rupture avec les fondamentaux de la CGT que sont la lutte et la négociation. Mais le saut de génération est clair. Sophie Binet est arrivée au militantisme quand elle était étudiante, lors de la grande victoire contre le contrat première embauche, voté puis retiré en 2006.

Il y aussi une rupture dans la conception du militantisme. Sophie Binet est à l’origine de la première pétition sur Internet à obtenir plus d’un million de signatures. Philippe Martinez avait balayé l’initiative. L’Ugict, dont elle était secrétaire générale, est l’un des fondateurs de la Maison des lanceurs d’alertes. C’est un foisonnement d’initiatives qui rajeunissent le syndicalisme.

Son élection n’est pas un compromis, comme le prouve l’absence de Philippe Martinez et de Marie Buisson à la fin du congrès, mais plutôt l’expression d’une volonté de rassemblement, sinon de l’ancienne équipe dirigeante, du moins de la CGT. Même la métallurgie, fédération d’origine de Philippe Martinez, a défendu la candidature de Sophie Binet. La composition du bureau confédéral – la direction resserrée de la centrale – est d’ailleurs équilibrée.

Sur les huit personnes qui entourent Sophie Binet, quatre étaient dans le projet de direction de Marie Buisson. Jouant elle aussi la carte du rassemblement, Céline Verzeletti a accepté d’y siéger, ainsi que les dirigeants de trois grosses fédérations qui la soutenaient, le leader des cheminots Laurent Brun qui obtient le poste d’administrateur, le secrétaire général de la fédération de l’énergie, Sébastien Ménesplier, et la numéro 1 de la santé, Mireille Stivala.

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Qu’est-ce que son élection signifie dans le cadre de la lutte contre la réforme des retraites et vis-à-vis de l’intersyndicale ?

L.C. : Le sujet a fait débat à Clermont-Ferrand. Au lieu de renvoyer la décision au week-end, Sophie Binet a joué la transparence et annoncé devant le congrès qu’elle irait à Matignon le 5 avril dans le cadre de l’intersyndicale. Mais elle a aussi clairement affiché : « Il n’y a pas d’autre sortie de crise que le retrait de cette réforme. »

La logique est simple, et pratiquée par les militants sur le terrain : ce n’est pas parce qu’on va rencontrer un dirigeant qu’on est prêt à se compromettre. D’ailleurs, c’est dans les entreprises où il y a le plus de négociations qu’il y a le plus de conflits. La pratique de l’unité est bien connue aussi des militants car la réalité dans les entreprises est que l’on travaille souvent avec les autres organisations.

Depuis ses débuts en juin dernier, l’intersyndicale a développé un dialogue fort et une capacité à travailler ensemble qui ne se perdront pas, et les sondages d’opinion lui sont largement favorables. C’est une stratégie dont Sophie Binet connaît l’efficacité. Lorsque l’on regarde les dossiers sur lesquels elle a travaillé, comme la loi sécurité globale ou celle sur le secret des affaires, elle a systématiquement été dans une logique de coopération avec les autres acteurs susceptibles de donner de la force au mouvement, syndicats comme associations. Sa participation à l’intersyndicale est à la fois le fruit d’une conviction personnelle et une conviction partagée au sein de la CGT.

 

Cela étant, Sophie Binet a clairement dit qu’il n’y aurait pas de pause, ni de médiation sur la réforme des retraites. Est-ce une rupture par rapport à la ligne du secrétaire général de la CFDT Laurent Berger ?

L.C. : La CGT n’est pas et ne sera jamais la CFDT. On ne peut donc pas parler de rupture. Au-delà de ce constat, la proposition de médiation de Laurent Berger était tactiquement très habile parce qu’avec le refus immédiat de l’exécutif, qui était prévisible, l’image de « Mister No » du gouvernement en a encore été amplifiée.

Mais ce qui s’est joué à la CGT sur le sujet, c’est encore une fois une question de démocratie interne. La CGT est en congrès où le sujet fait débat. Mais au lieu de donner la primeur du message de la centrale aux congressistes et de l’expliquer, Philippe Martinez fait une déclaration abrupte dans les médias.

Laurent Berger côtoie depuis longtemps Philippe Martinez et avait construit une relation de confiance avec lui alors qu’il ne connaît pas Sophie Binet. Le duo CFDT-CGT qui donnait le ton sur l’intersyndicale va-t-il aussi bien fonctionner et quelle incidence cela va-t-il avoir sur l’intersyndicale ? Il est trop tôt pour le savoir.

 

Au-delà du conflit sur les retraites, qu’en est-il du syndicalisme rassemblé ? Est-ce un débat qui a été évoqué lors du congrès ? La CGT va-t-elle s’appuyer sur des syndicats « amis » comme Solidaires ou la FSU?

L.C. : Le « syndicalisme rassemblé » porté par Louis Viannet puis Bernard Thibault, c’était deux choses. D’une part, la reconnaissance du pluralisme syndical alors que jusque-là, la CGT vivait dans le mythe du rassemblement du salariat sous son unique bannière. D’autre part, la construction prioritaire d’un travail en commun avec les autres organisations syndicales, et évidemment au premier chef la CFDT, qui ne soit pas purement tactique, sur un sujet précis, mais au long cours.

A son premier congrès, en 2016, s’appuyant sur les ultras de la CGT, Philippe Martinez a enterré la démarche, humiliant au passage Louis Viannet et Bernard Thibault, présents à Marseille. Sept ans après, il a sorti de son chapeau à Clermont-Ferrand le « rassemblement du syndicalisme » avec la FSU et Solidaires. L’annonce en a été faite… au congrès de la FSU il y a un an, encore une fois sans que le sujet ait été évoqué dans les instances de la CGT !

Résultat : la référence a été enlevée du document d’orientation. Alors qu’une organisation comme celle de Céline Verzeletti a continué à travailler sur le dossier enterré au niveau confédéral depuis la fin de l’ère Thibault.

 

Sophie Binet porte des convictions écologistes, sujet très sensible, notamment depuis que Philippe Martinez a décidé de rejoindre le collectif « Plus jamais ça » aux côtés de Greenpeace. Est-ce le début d’une nouvelle ère d’ouverture à la CGT ?

L.C. : Dans la première déclaration de « Plus jamais ça », il était question de supprimer les aides aux industries polluantes. Mais les industries polluantes, ce sont des salariés. Il y était aussi question d’arrêter le nucléaire que promeut la fédération de l’énergie. En signant ce manifeste avec Greenpeace sans en débattre ni même en informer au préalable les organisations de la CGT, Philippe Martinez a provoqué un incendie. Quel est l’avenir de cette coopération ? Elle apparaît compromise… La référence à « Plus jamais ça » a été supprimée du document d’orientation.

La CGT est-elle pour autant anti-écologique ? Le volet environnemental n’a pas été gommé du document d’orientation qui a été enrichi avec un soutien au GIEC mais aussi de l’affirmation que « les dispositifs mis en place pour la transition écologique ne doivent pas être discriminatoires pour les travailleurs et travailleuses ». Attention, donc, aux jugements à l’emporte-pièce selon lesquels on assisterait à un retour en arrière !

Il faut comprendre que les syndicats sont dans une position complexe. Leur priorité est de préserver et l’emploi et la santé des travailleurs. L’enjeu de l’emploi est très fort. Rappelez-vous, l’interdiction de l’utilisation de l’amiante en 1997 en France a provoqué d’importantes fermetures de sites.

Mais quand il y a un risque environnemental, les premières victimes potentielles sont les salariés. Ce n’est pas par hasard si l’un des artisans de la directive Reach qui vise à sécuriser la fabrication et l’utilisation des substances chimiques est le cheminot cégétiste Joël Decaillon, ancien membre du cabinet de Bernard Thibault. Il faut « être capable de porter au même niveau fin du monde et fin de mois », à partir de la réalité du travail, a résumé Sophie Binet. Elle a aussi bien conscience de l’importance de la dimension écologique pour les jeunes et donc pour le développement de l’organisation.

 

Ses arguments, notamment sa position féministe, ont-ils vraiment convaincu ou a-t-elle été élue par défaut ?

L.C. : Je ne pense pas que Sophie Binet soit perçue comme une roue de secours, loin de là. Pour tenter d’imposer Marie Buisson, Philippe Martinez a agité le spectre d’une misogynie de l’appareil, ce qui a d’ailleurs mis en colère de nombreuses femmes dirigeantes de la CGT. Effectivement, la place des femmes est un sujet de débat au sein de l’organisation : il y a un véritable enjeu syndical sur le féminisme, puisque les femmes représentent la moitié de la population active, mais pas la moitié des syndiqués, même si cela tend à augmenter.

Le combat syndical a longtemps été un combat dans lequel l’identité de travailleur devait englober les individualités – immigrés, femmes, travailleurs âgés. La CGT a posé des actes forts sur la place des femmes dans l’organisation, avec notamment l’instauration d’une parité dans la direction exécutive en 1999. Mais sans que cela irrigue suffisamment l’organisation qui est confrontée à des poches de résistance dont certaines ont trait à des violences sexuelles et sexistes qui sont problématiques, à la Ville de Paris, ou à l’Union départementale du Val-de-Marne. Ce sera l’un des chantiers de la nouvelle équipe.

 

Les effectifs de tous les syndicats sont en baisse depuis plusieurs années. Depuis le début du mouvement, on constate une hausse. Est-ce une aubaine pour la CGT ?

L.C. : Non seulement la CGT a perdu la première place aux élections de représentativité dans le public et le privé en 2018, mais elle a perdu beaucoup d’adhérents : elle a frôlé les 700 000 adhérents à l’époque de Bernard Thibault et dépasse à peine les 600 000 aujourd’hui. C’est un enjeu fort pour la centrale. Sophie Binet n’a pas annoncé une campagne de syndicalisation par hasard. Effectivement, actuellement, les adhésions repartent à la hausse. Mais il faut être prudent. Les conflits provoquent toujours une augmentation du nombre d’adhérents, la véritable difficulté, c’est de les garder. Il y a un très fort turnover.

Je n’ai pas le point à aujourd’hui, mais il y a quelques années, à la CFDT, pour augmenter les effectifs d’une unité, il fallait faire trois adhésions. Dans ce contexte, la CGT a de plus en plus d’adhérents isolés et de plus en plus d’adhérents qui sont perdus parce qu’ils changent d’entreprise, voire de secteur donc de fédération. Sur ce point, le congrès n’a pas avancé. Il était prévu, comme l’a fait la CFDT, de développer le projet d’une carte permanente, qui permette aux salariés qui changent de secteur ou d’entreprise de rester adhérents, mais cet article a été supprimé.

L’enjeu pour la CGT comme pour les autres syndicats, est de s’implanter dans les secteurs sous-syndiqués : aide à domicile, propreté, PME etc. C’est une tâche extrêmement difficile, car si la peur de la répression patronale est forte en général, elle l’est encore plus là.

 

Les débats internes à l’organisation semblent très virulents et récurrents, notamment depuis la fin de l’époque Louis Viannet et Bernard Thibault

L.C. : Attention quand même à l’image que donne un congrès de l’organisation. C’est toujours un moment qui cristallise les affrontements. Les ultras savent s’emparer du micro. Cela dit, un combat de ligne existe bien à la CGT. D’un côté, il y a les partisans d’un syndicalisme de combat empreint de « pragmatisme » à la Viannet ou Thibault. En face, une frange d’ultras qui prônent la politique de la chaise vide et la grève générale. Ces derniers ont représenté, au gré des congrès depuis la fin des années 1990, entre 20 % et 30 % de l’organisation.

A Clermont-Ferrand, l’opposition au document d’orientation a été de 28 % et le candidat des ultras, Olivier Mateu, a obtenu 36 % des voix à la commission exécutive, quand le document d’orientation a été voté à 72 % et 86,14 % des voix des congressistes se sont portées sur Sophie Binet.

Ce qui est nouveau est que le 53e congrès a montré une importante fracture entre les fédérations et les unions départementales, qui renvoie à une forme d’opposition entre Paris et les territoires. Sophie Binet a manifestement conscience de la nécessité de construire un équilibre entre les deux : il n’y a pour l’instant que deux secrétaires d’unions départementales au sein du bureau confédéral mais d’autres devraient faire leur entrée en juin, à l’occasion d’une réunion du parlement de l’organisation syndicale.

Elle a aussi conscience de la nécessité de redonner une dimension collective à la prise de décision pour rassembler une organisation qui sort fracturée des années Martinez. Aujourd’hui, l’enjeu pour la CGT est de retrouver le chemin du dialogue. C’est dans cette perspective que se situe Sophie Binet. Et l’objectif n’est pas de mettre tout le monde d’accord, mais de permettre à l’organisation d’avoir une vie démocratique. C’est un travail de longue haleine. suivre.

Propos recueillis par Caroline Chambon

 

 

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