La tribune ci-dessous est parue (avec d’autres) dans l’Humanité du jeudi 24 mai. Sophie Béroud, politologue, est spécialisée sur le syndicalisme et les luttes sociales.
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Repenser, à nouveaux frais, le rapport entre syndicalisme et politique ? par Sophie Béroud, politologue, université Lyon-II
« Deux lectures peuvent être proposées du caractère inédit, par rapport aux deux dernières décennies, de la manifestation du 26 mai 2018, avec le rassemblement de forces associatives, syndicales et politiques : l’une renvoie plutôt à des choix tactiques pour élever le rapport de forces ; l’autre pose la question de la (re)construction, dans un contexte historique profondément modifié, des rapports entre syndicalisme et politique.
Une première lecture consiste, en effet, à analyser les difficultés à étendre les mobilisations sociales, en particulier dans le secteur privé, et à faire la jonction entre des luttes sectorielles. Dans la configuration actuelle, des mobilisations fortes se déploient, on le sait, à la SNCF, dans le groupe Air France, dans les universités. Les agents des finances publiques sont également mobilisés, ainsi que, depuis plusieurs mois et de façon ponctuelle, les salariés des Ehpad. Les mécontentements sont forts dans la fonction publique d’État, avec la journée de grève unitaire du 22 mai, mais également dans la fonction publique hospitalière. Comment faire cependant la jonction entre ces différents combats, sans occulter la spécificité de chacun et en mettant en avant ce qui est commun ? Cette difficulté à construire des revendications transversales constitue l’un des défis récurrents posés aux syndicats. Il était bien présent en 2016 lors du mouvement contre la loi travail, avec une plus faible mobilisation des agents des fonctions publiques, indirectement concernés par les dispositions de celle-ci. La situation actuelle présente d’une certaine façon les paramètres inverses, puisque les syndicats se heurtent à une moindre implication des salariés du secteur privé. Dans les deux cas, le recours à la grève est devenu plus compliqué, en raison à la fois de la multiplication des statuts précaires et de l’affaiblissement des collectifs de travail. Dans ce contexte, la construction d’une grande manifestation qui dénonce le projet politique néolibéral qu’incarne la présidence Macron prend dès lors tout son sens, car elle permet justement de rassembler de façon large.
Une deuxième lecture consiste à porter l’analyse sur la reconfiguration possible des rapports entre syndicalisme et politique. Des commentaires produits depuis la décision du comité confédéral national (CCN) de la CGT de participer à la « marée populaire » du 26 mai insistent sur une « rupture », un changement de ligne par rapport au processus d’autonomisation du politique qui a marqué l’histoire de la confédération depuis la décennie 1990. Il convient de nuancer cette lecture et de réfléchir plutôt à la façon dont, au sein des organisations syndicales engagées depuis 1995 contre les différentes contre-réformes visant à déconstruire le droit du travail, la protection sociale et les services publics – la CGT, la FSU, Solidaires – se pose avec force la question du rapport de forces nécessaire pour faire reculer des gouvernements. Les enjeux tactiques soulignés plus haut éclairent ainsi ce choix de participer à un appel plus large. Nombre de militants dans ces trois organisations défendent l’idée que, dans un contexte historique modifié, après des années de réflexion collective en interne sur les dangers d’une subordination au politique, il est désormais possible de penser des coopérations sur un pied d’égalité qui ont du sens dans la mesure où elles permettent de faire entendre plus largement, au sein de la population, les critiques et les revendications que portent les syndicats.«