Syndicalisme CGT dans le « 93 » : interview de Kamel Brahmi

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La revue en ligne Contretemps (revue de Critique Communiste) publie une interview de Kamel Brahmi, secrétaire général de l’Union départementale CGT de Seine Saint-Denis, réalisée par Maxime Quijoux. Il explique comment faire du syndicalisme sur cette terre difficile, une des plus pauvres de France. Elu à la Commission exécutive confédérale (CEC) de la CGT, revient aussi sur la 53ème congrès, où il soutenait plutôt le bilan de Philippe Martinez et le choix de Marie Buisson comme secrétaire générale.

Kamel Brahmi est secrétaire général de l’Union Départementale de Seine-Saint-Denis de la CGT. Il revient dans cet entretien sur les défis singuliers posés au syndicalisme dans le cadre d’une Union départementale (UD) et dans un territoire comme le 93, marqué à la fois par la désindustrialisation et la persistance des luttes de classe. Il analyse également la mobilisation exceptionnelle contre la réforme des retraites imposée par Macron, le renouveau du syndicalisme de lutte qu’elle laisse entrevoir, et le dernier congrès de la CGT.

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La Seine-Saint-Denis est sans doute le département de France qui suscite le plus de caricatures. Concentrant les taux de pauvreté les plus élevés de la Métropole, le « 9-3 » demeure essentiellement convoqué par les médias « mainstream » et certains politiques pour ses supposés « territoires perdus de la République », où « trafic de drogue », « islamisme » ou bien encore « assistanat » nourrissent des fantasmes souvent éculés, parfois teintés d’arrière-pensées néocoloniales. Ces (nouvelles) paniques morales tendent pourtant à invisibiliser à la fois l’histoire et la réalité sociale du département qui, au-delà de ses difficultés, est aussi un espace de mondes du travail, de luttes et de solidarité. 

Longtemps terres emblématiques de la « banlieue rouge » de la petite couronne parisienne, la Seine-Saint-Denis continue en effet d’être un territoire de luttes de classes, comme l’ont démontré les blocages et les grèves, notamment devant les dépôts de bus et les déchèteries d’Aubervilliers et de Romainville, lors de la bataille contre la réforme des retraites cet hiver. Derrière ces actions, les militants CGT ne sont jamais très loin : repérables par leurs chasubles rouges floqués de l’acronyme de la plus vieille organisation syndicale de France, ils organisent les rassemblements, tentent d’allonger au maximum la durée du blocage, tantôt en négociant avec les forces de l’ordre, tantôt avec les militants les plus déterminés. 

Agents territoriaux, enseignants, éducateurs spécialisés, etc., ces militants des unions locales et départementale tiennent le haut du pavé dans une région où la hausse du chômage et de la précarité depuis quarante ans ont considérablement affaibli le combat syndical. Lors de ces mobilisations, l’un d’entre eux se démarque : il relaie des infos, tente des jeux de dupe avec le commissaire ou donne des conseils aux manifestants présents pour éviter de « finir en gardav’ ». Kamel Brahmi, secrétaire générale de l’Union Départementale de Seine-Saint-Denis, apparaît en effet comme l’une des pierres angulaires de l’organisation des luttes professionnelles sur le territoire séquano-dionysien.

Alors que le mouvement social est alors en pleine casserolade, il accepte de me recevoir dans son bureau à la bourse du travail de Bobigny le 24 avril dernier. Au cours des 2h15 d’entretien qu’il me consacre, il est question bien sûr des retraites, de la mobilisation et de la CGT qui vient alors tout juste de clore un congrès tendu ayant conduit Sophie Binet à la tête de l’organisation. Mais la rencontre est surtout l’occasion d’aborder un territoire de luttes professionnelles et syndicales dont on sait finalement peu de choses. 

Loin de tout discours fallacieux, Kamel Brahmi se livre à une présentation sans détour et sans concession sur les défis contemporains de l’action syndicale dans le 93 : désindustrialisation et sous-traitance en cascade, auxquelles s’ajoutent certaines mesures législatives – loi sur la représentativité de 2008, loi Travail de 2016, etc. – ont profondément bouleversé les sociologies et pratiques syndicales, dont les militants peinent toujours à s’adapter. D’autant que le répertoire d’action patronale, quant à lui, varie peu : répression, intimidation et corruption constituent demeurent des obstacles au déploiement du syndicalisme dans le département.

Et si, comme ailleurs, l’UD a connu un bond d’adhésion spectaculaire depuis le début du mouvement, cette dynamique tend à masquer les aléas stratégiques et logistiques en matière de syndicalisation au sein du territoire. La détermination demeure toutefois intacte et fort de ces diagnostics – recoupant au demeurant certains identifiés ailleurs , permet d’alimenter une réflexion plus générale sur les modalités de l’autre grande jambe syndicale : l’organisation territoriale et interprofessionnelle. 

Maxime Quijoux

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Les défis du syndicalisme sur un territoire sinistré

Tu peux me présenter l’Union Départementale de la Seine-Saint-Denis de la CGT ? Comment vous organisez-vous ?  

Oui, c’est vrai que les unions départementales (UD), ça ne parle pas à tout le monde. La CGT marche sur ses deux jambes : la jambe professionnelle et la jambe territoriale. Le territoire c’est l’interprofessionnel, c’est tous les salariés et pas une profession ou une entreprise en particulier. Ça, c’est la théorie. Nous, au quotidien, on a différents rôles, différentes missions. Déjà, on s’occupe pas mal de ce qu’on appelle la politique des cadres. C’est le maillage territorial des unions locales (UL), les droits syndicaux, qui mettre où, comment aider, comment soutenir ?

On a quand même un maillage particulier, avec une vingtaine d’UL, qui sont des sortes d’antennes de proximité, sur le territoire. Ces choses sont difficiles à faire vivre. Dans la vingtaine d’UL, il y en a plutôt une dizaine qui fonctionnent. Le reste, c’est des retraités qui ouvrent deux ou trois jours dans la semaine.

L’idée c’est d’avoir un lieu de proximité pour permettre aux salariés de passer la porte dès qu’ils ont des soucis avec l’employeur. Il y a des permanences juridiques notamment mais pas seulement. C’est aussi un moyen pour les syndiqués d’implanter la CGT dans les boîtes et de créer des syndicats. L’idée c’est aussi qu’à la CGT, tout nous intéresse : les conditions de vie, le logement, le transport, le service public, tout cela concerne aussi les salariés. Ce sont donc aussi des champs de revendication, dans lesquels on a des choses à dire, à proposer.

Et puis, c’est aussi avoir quelque chose qui rayonne auprès des salariés qui n’ont pas de présence syndicale dans leur boîte. Et malheureusement, c’est le cas de la majorité des salariés. S’il y a ici un salarié d’une PME de 80 travailleurs, il n’y a personne dans sa boîte, il peut au moins nous trouver sur son lieu de vie. Même si ce maillage n’existe pas dans tout le territoire français l’idée c’est d’avoir une structure interpro où on peut passer pour exposer son souci. De notre côté, on soutient, on aide avec le droit et au mieux on organise une bataille avec l’ensemble des travailleurs.

On a aussi la gestion des prudhommes. Les prudhommes sont rattachés au niveau départemental, c’est nous qui nommons les conseillers. Pour la CGT ce sont des conseillers militants, pas juste des salariés ayant acquis une compétence plus développée en droit du travail. Donc nous leur apportons une formation technique et « politique » au sens syndical du terme. Puis une fois qu’ils sont nommés ils exercent leur fonction en toute indépendance, mais ils continuent à avoir des temps d’échanges avec la responsable du groupe CGT, elle-même conseillère prud’homme et membre de notre commission exécutive.

J’imagine qu’il y a aussi les élections [professionnelles] où vous intervenez ?  

Oui, exactement. On intervient, on fait campagne, c’est vraiment le boulot militant. Dès que les listes sont constituées, on essaye d’aider. Quand il n’y a pas de force, on essaie de monter des listes, donc de faire des réunions d’information, de discussions sur les protocoles électoraux. Essayer d’avoir des points d’appui, avec les salariés derrière, voilà le rôle de l’union départementale. En résumé, tu défends les intérêts des travailleurs et tu essaies d’implanter les revendications de la CGT à l’échelle d’un territoire.

Dans quels secteurs orientez-vous vos interventions ? On parlait tout à l’heure de la métallurgie, mais j’imagine que désormais c’est un peu atrophié. 

Exactement. En fait, dans chaque territoire, on intervient en fonction des spécificités. La Seine-Saint-Denis, ça a été longtemps une terre industrielle, de production avec la Plaine Saint-Denis notamment, mais pas seulement, il y avait aussi des implantations à La Courneuve, à Aubervilliers. Il y avait pas mal de boites, plutôt industrielles, comme la métallurgie. Tout ça n’existe quasiment plus maintenant. Le plus gros bassin d’emploi, c’est Roissy. Là-bas, c’est un peu une fourmilière.

La catégorie de salariés qu’on accueille désormais beaucoup et sur laquelle on est un peu faiblard, c’est les cadres. Ici ça n’a jamais été un territoire de cadres, c’était plutôt un territoire d’ouvriers. Et là, tu le vois avec des sièges sociaux à la Plaine, sur le fronton du périph’, Noisy le Grand. T’as la Région [Ile de France] qui vient de s’installer. Déjà ça t’augmente ton nombre de cadres et puis même dans les entreprises maintenant classiques, la catégorie des cadres a augmenté.

On assiste en fin de compte à une gentrification professionnelle ?

Oui et non. C’est vrai qu’il y a de plus en plus de cadres, mais ce ne sont plus les cadres à l’ancienne. Avant, les cadres encadraient des salariés. Maintenant, il y a de plus en plus de cadres qui encadrent rien du tout. Ils ont juste le statut de cadre, ce ne sont pas des managers. Mais comme ils ont le statut de cadre ils votent dans des collèges de vote qui sont bien souvent des collèges de cadres. Et puis on leur « vend » quelque chose qui fait qu’ils n’ont pas une conscience ouvrière, même si ça change maintenant parce qu’il y a des cadres qui sont exploités comme des salariés lambda de différentes manières. Même en termes de rémunération, ce n’est plus ce que c’était. Mais quand même, à leurs yeux, ça reste des cadres, ce qui veut dire [au niveau syndical] plutôt la CFE-CGC. Ça a été la CFDT, ça l’est beaucoup moins.

C’est une population qui est de plus en plus nombreuse et qui vote davantage. L’abstention électorale, que tu connais en politique, tu la vois aussi au niveau des CSP [Catégories Socioprofessionnelles] et dans les élections professionnelles : les classes populaires votent moins. La tendance est accentuée par un autre facteur : dans l’organisation de l’économie, les secteurs qui ont été les premiers à connaître la précarité et la sous-traitance, c’est les secteurs ouvriers. Avant, pour prendre un exemple, dans une boîte de la métallurgie de l’automobile, il y avait 3000 gars, c’était 3000 gars de Peugeot. Maintenant tu vas en avoir 2000 de Peugeot et un volant d’un millier d’intérimaires. Alors que dans le pôle de cadres, ils étaient 200 de chez Peugeot, ils sont restés 200 de chez Peugeot. Le volant de l’intérim, c’est à 90 % des ouvriers, des employés. Et quand tu es intérimaire, tu ne votes pas, le taux de participation chez les intérimaires, c’est ridicule.

De votre côté, vous dépendez beaucoup des élections. Du coup, stratégiquement, ça devient compliqué. 

Depuis la loi sur la représentativité, cela compte davantage. Les élections sont un élément indéniable du rapport de force, surtout que la tendance des libéraux c’est de tout renvoyer à l’entreprise dans un face à face entre employeurs et salariés. L’un des facteurs qui explique le tassement de la CGT, c’est le niveau d’abstention dans son cœur d’électorat.

Est-ce que vous arrivez à pénétrer ces boîtes-là ? 

C’est un défi pour l’ensemble des organisations syndicales. La désindustrialisation, la sous-traitance en cascade, la tertiarisation, la répression syndicale des syndicats offensifs, tout ça fait que ça devient plus difficile. La matrice de la CGT ou des organisations [syndicales] « combatives », c’est le lien, c’est une présence, la construction de collectifs de salarié·es qui agissent. La CGT n’est pas un syndicat de bureau. La CFDT, elle assume en disant : « nous on a des bonnes propositions ». Nous en avons aussi, pas toujours les mêmes. Mais des propositions sans rapport de force, c’est de la figuration. La CGT, c’est j’insiste, le lien, l’organisation des masses avec un discours qui porte une ambition. Mais avant d’avoir de l’ambition dans le discours, il faut regrouper, organiser un maximum de monde. Donc si tu n’as pas une organisation à la hauteur, c’est difficile.

On pourrait se dire que ça a peut-être affaibli les syndicats des entreprises, peut-être les fédérations mais aussi que, du coup, par effet de vases communicants, ça a pu renforcer le rôle territorial de la CGT, de l’UD. En fait, ça n’a pas forcément été le cas. 

En théorie, tu pourrais dire que les structures comme les nôtres, qui sont à la disposition des salariés qui n’ont pas d’organisations syndicales dans leur boîte, des travailleurs des petites boites ou des PME, devraient être plus importantes. Sauf que dans le même mouvement, tu as les lois travail qui renvoient tout à l’entreprise en termes de négociation. Pour un travailleur au premier abord l’interpro c’est pas le plus parlant, d’où l’enjeu du maillage et de la présence, c’est lorsque l’on arrive à aller à la rencontre que l’on permet aux travailleurs de se rendre compte de leur capacité d’action avec le syndicalisme.

Il y a aussi la question beaucoup plus terre à terre du fonctionnement syndical. Les moyens pour fonctionner, ce sont les fédérations. Nous, au niveau interprofessionnel, c’est plus compliqué. Cela dépend de l’engagement des fédérations pour le secteur interpro, et comme la tendance est à la baisse des droits syndicaux, c’est un véritable casse-tête. Mais il subsiste un consensus au niveau de la CGT pour faire vivre les structures interpro. Après c’est comme l’amour, le plus important ce sont les preuves.

Quand on s’est rencontré, tu parlais de batailles comme au magasin Auchan de Bagnolet. Comment définissez-vous le plan de bataille ? 

On n’en a pas Maxime ! Malheureusement, on réagit beaucoup à l’actualité… On a quand même des ambitions de syndicalisation, notamment chez les cadres ou dans la logistique. Notre idée est la suivante : d’un pays de production industrielle, on est devenus un pays de flux, de distribution. La valeur, elle se crée aussi dans la logistique ; on le voit autour de la région parisienne et ailleurs. Les entrepôts, c’est des mecs qui manipulent, orientent, classent, livrent et c’est le management par algorithme. Nous l’avons vu pendant la bataille des retraites. Pour bloquer la production, encore faudrait-il qu’on produise beaucoup. Or, on coordonne des flux, on assemble davantage et on ne produit plus énormément.

Si tu veux gagner dans le rapport de force, l’enjeu c’est bien les flux. Si tu arrives à organiser quelque chose de fort dans la logistique, là tu peux faire mal. Mais ce sont des secteurs très peu syndiqués et avec une répression féroce. Roissy, Tremblay, Blanc-Mesnil et maintenant PSA Aulnay : tu as toute une zone là, ce ne sont que des entrepôts. Ils ont également créé une grosse infrastructure mais qui ne crée pas des milliers d’emplois, pour la maintenance des trains du Grand Paris. Si tu arrives à avoir une présence syndicale conséquente dans la logistique tu peux obtenir des droits. Dans la logistique, c’est beaucoup d’intérim, ce n’est pas des gros salaires, et puis les conditions de travail… J’ai appris, grâce à un collègue, que dans l’énorme dépôt Amazon de l’Essonne, tu as deux accidents graves par jour !

Comment avez-vous une idée de vos forces militantes ? 

Toutes les semaines, j’ai mon bilan d’orga.

Justement, est-ce que tu as observé toi-aussi une progression ? 

Je t’explique : ton premier timbre, ta première cotisation annuelle elle va directement à la confédération. Après, sur les autres cotisations, tu auras une part pour ton syndicat, une part pour ta fédération, une part pour ton UL et une part pour ton Union départementale. Les adhésions nouvelles en 2023, c’est 308 et en 2022, à la même date, c’était 129. C’est plus du double.

Ça fait une bonne transition pour les retraites. Tu penses que c’est un effet direct du mouvement ? 

Oui, clairement.

Quelle est ton analyse sur cette remontée syndicale ? 

Si on fait deux fois et demie plus d’adhésions, sans rien faire de particulier, c’est aussi le problème. Ce sont gens qui viennent à la rencontre du syndicat, ce n’est pas le syndicat qui va à la rencontre des salariés. Nous, on est dans le rush. On organise des choses et d’autres et on ne fait pas de campagne de syndicalisation. Et puis une campagne de syndicalisation, c’est compliqué. Ça ne consiste pas à distribuer un tract dans la rue, t’es pas un témoin de Jéhovah. Ça se passe plutôt dans les entreprises ou dans les UL, quand on passe la porte d’une UL pour parler de son problème.

Sauf que quand tu passes la porte de l’union locale, parce que tu as un souci juridique, et que tu y adhères, c’est une adhésion de service. Quand tu adhères dans le cadre d’un mouvement social, alors que t’as pas de problème particulier, pour nous, ce sont des adhésions qui sont politiquement beaucoup plus porteuses de conviction et d’engagement. C’est moins le cas pour une adhésion de service. Une adhésion dans le cadre d’un mouvement social, c’est peut-être la constitution d’un syndicat dans la boîte. Il y a peut-être un peu plus de pêche militante.

« Les mecs de cité nous faisaient des cortèges » : le combat des retraites dans le 9-3

Est-ce que tu peux me retracer l’historique de la mobilisation contre la réforme des retraites en Seine-Saint-Denis ? 

Dès qu’il y a eu les annonces en janvier, on a fait des assemblées générales (AG). Classiquement, cela veut dire essayer de réunir un maximum de monde ici à Bobigny. On a fait un appel, un « dejeunAG » [déjeuner-AG]. On avait de quoi boire, des casse-dalles, un dispositif pour permettre au maximum de responsables syndicaux de venir ici.

C’est à chaque UL d’organiser des assemblées générales, d’aller voir les délégués syndicaux dans les boites, de donner la feuille de route, pour qu’ils impulsent sur les lieux de travail. On dit qu’on met tous les moyens à disposition : « vous avez besoin de tracts, vous venez ici, vous avez besoin d’organiser des initiatives, vous avez besoin d’un véhicule, il y a des banderoles, toute la logistique. Là Il faut y aller ! ». l’outil syndical doit être pleinement à disposition, démontrer son utilité dans la tempête sociale qui s’amorce.

Je dis aussi qu’on va être sollicités par les politiques, que la parole des syndicalistes sera attendue dans la période. Nous, on donne mandat aux camarades de la CGT d’aller partout, à toutes les estrades de gauche. On y va et on porte la parole selon les contenus de la CGT.

Si jamais, on est sollicité par des politiques, on essaie de leur demander d’inviter largement, parce qu’on était déjà dans le cadre de l’intersyndicale, nous, on y va. On n’est pas neutre dans la bataille, mais il faut faire attention de ne pas se faire instrumentaliser. Sur ce point, tout le monde n’est pas sur la même ligne. Il y a même certaines UL, comme celle de Pantin, qui refuse toutes les invitations des politiques, quelle que soit la couleur. Moi, j’ai fait toutes les tournées, les vœux, j’ai fait Corbière, j’ai fait Garrido, j’ai fait Stéphane Peu, Soumya Bourouaha, j’ai fait tous les députés qui m’ont demandé, à Bagnolet aussi, dans ma ville, tenue par le PS.

J’ai l’impression qu’entre PC et LFI ici, on s’entend plutôt bien ?

Oui, après il y a de la concurrence, les politiques ce n’est jamais un long fleuve tranquille. C’est vrai qu’ici t’as un PC qui est plutôt attaché à maintenir et à muscler la NUPES. Des personnalités des Insoumis plutôt unitaire… ce n’est pas le cas partout…

La retraite, elle mettait tout le monde d’accord. Nous, notre ligne c’était de construire un mouvement social, impulsé par le syndicat. Et un mouvement social, ce n’est pas que les organisations syndicales, c’est les associations, les citoyens, les politiques. Le régime de retraite est un des piliers de l’Etat social. On sait très bien que ces 300 milliards sont très convoités par le privé. On sait très bien que ça a touché le sens du travail et le temps de travail. On avait tout ça en tête bien avant que ça n’émerge dans le débat public : « ah ouais les gens, ils souffrent au travail, ils sont en quête de sens ». Bah oui, nous on n’a pas attendu la réforme Macron pour le constater et porter d’autres choix quoi !

On a aussi été très pris aussi par les grandes journées de mobilisation. Quand il y a une manif à Paris, c’est les structures interpro qui organisent les cortèges, le service d’ordre, le parcours, les rendez-vous. C’est des tracts interpro qui disent il y a une manif à Paris ; on les diffuse à nos équipes dans les boîtes, on les diffuse aussi sur les lieux publics. Sur les retraites, la Sécu, le code du travail, les sujets transversaux, c’est plutôt nous qui animons ce type de batailles.

Comment ça a réagi dans les boîtes quand vous avez commencé à mobiliser ? Quels ont été les retours de terrain ? 

Il y a eu un peu de tout. Par exemple « ça coute trop cher, ça sert à rien… c’est pas le patron qui est méchant, c’est le gouvernement…il est d’accord, mon patron, il a dit qu’il ne voulait pas qu’on bosse jusqu’à 64 ans ». Voilà, c’est la grève, c’est dur, mais l’accueil est bon. Les structures interpro, elles doivent essayer de convaincre les délégués syndicaux de faire le taf dans les boîtes et d’avoir des retours qualitatifs et quantitatifs. Ce n’est pas simple parce qu’on n’a pas assez de retours de terrain.

Il y a de moins en moins de syndicats, on a de plus en plus de syndiqués, ou de sections syndicales, isolés. Typiquement, dans une boite d’une centaine ou de 200 salarié·es, tu as une quinzaine de syndiqué·es mais ils ne vont pas se constituer en syndicat. Ils vont chacun·e payer leur adhésion. Parce que quand ils constituent un syndicat, il y a un volet administratif qui peut rebuter, une culture de l’organisation qui s’est affaiblie.

Tu veux dire qu’il n’y a pas de logique collective ? Les gens ne se connaissent pas entre eux ? 

Si, parfois ils sont en section, ils se connaissent. Mais il y a des boîtes avec trois ou quatre mecs qui sont syndiqués mais qui se parlent peu, qui se voient peu. Ils sont syndiqués parce que l’autre est au CE… Un syndicat, c’est aussi une école du débat et de la construction de décisions partagées. Les mecs, ils se réunissent, ils préparent les choses ensemble, ils discutent, ils tranchent. Typiquement dans le commerce, où t’as un paquet de syndiqué·es, c’est un paquet de syndiqué·es isolé·es, je dois avoir deux ou trois syndicats.

Au niveau de la population du territoire, quel accueil avez-vous eu ? Je sais que vous avez fait, par exemple, des rassemblements devant la préfecture. 

Tout ce qu’on a fait a plutôt rencontré du succès. Généralement, quand tu distribues dans les gares, les gens ils courent pour prendre leur bus. Là, ils couraient quand même, mais ils prennent plus de tracts, ils discutent un peu, souvent pour faire part de leurs difficultés ou d’une expérience, et souvent pour soutenir aussi. Il y a des mecs qui nous ont offert le café et des croissants.

Donc, voilà, tu sens que ça répond bien. On a fait des marches aux flambeaux, on en a fait une quinzaine. On a fait de 60 personnes à quasiment 300. C’était avant tout les militant·es, mais des fois des militant·es qu’on ne voyait plus. Ce n’était pas que des militant·es de la CGT et des militant·es d’organisations politiques, d’associations. Ce qu’on a vu, c’est l’accueil du public, les gens qui t’applaudissent, qui klaxonnent et te disent « c’est super ».

On a fait une marche à Villetaneuse, on est passé justement à côté de ma fac, quartier Allende, une ambiance surjouée « Cité remuante », avec les mecs en scooter et en motocross qui passaient à côté du camion et qui disaient : « la CGT, la CGT ! Ouais la CGT ». Certains balançaient des mots crus contre Macon mais ils nous applaudissaient, ils n’étaient pas casse-pieds du tout. Comme s’ils nous faisaient une espèce de cortège.

Une adhésion populaire en fait ?

C’est ça, un soutien, une adhésion populaire. Les jeunes nous ont fait la même chose, Ils nous ont accompagnés en bécane, en vélo, jusqu’à la sortie de la cité ! C’est génial. Donc ça, tu le rencontres pas tout le temps. Généralement dans les cités, les jeunes, ils sont plutôt indifférents aux syndicats, mais là, ils t’applaudissaient, ils étaient derrière nous. Dans toutes les villes, ça s’est bien passé.

Comment s’est passée la grève ?

De grosses grèves, reconductibles, il n’y en a pas eu assez. A la RATP, ce n’était pas au niveau. Chez les cheminots, c’était pas trop mal. Mais les trains de banlieue, les RER n’ont pas été trop impactés, en dehors des grosses journées de mobilisation. Les enseignants étaient dans le 93 assez dans la bataille, mais peu en reconductible. Mais sinon c’était pas mal de grève par grappes… Donc ça a touché pas mal de boîtes, notamment dans le privé, pas assez pour fermer la boîte, mais quand même.

On pourrait dire que c’était une grève de basse intensité ? 

Oui, et assez éclatée. Pas assez pour fermer les boîtes, mais il y avait quelque chose. C’est comme si tu baissais la tension électrique d’un petit cran. À chaque journée de mobilisation, il s’est passé quelque chose, mais ce n’était pas suffisant. Tu ne bloques pas du tout le pays. Du coup, nous, on a concentré nos forces sur les déchets.

Là c’est le 8 mars que ça démarre ?  Et comment ça se passe ? C’est vous qui prenez la balle au bond ou c’est eux qui viennent vous voir ? 

Il y a eu une réunion de coordination au niveau régional avec les gars de la Ville de Paris, avec l’énergie parce que les TIRU (usine de production électrique à partir de la combustion de déchets) c’est les gars de l’énergie, avec les UD concernées, la Fédération des services publics et certaines UL. C’est l’un des derniers endroits où on peut faire ce qu’on appelle « la grève par bouton ». C’est le syndicat de la mairie de Paris qui organise les éboueurs, ils sont forts. Ils avaient préparé la bataille en amont avec les salarié·es. Ils disent : « Voilà, on va se mettre en grève, on va mettre dix jours les mecs en grève, ou deux semaines. » Et ils l’ont fait.

Ce sont des syndicats qui sont encore puissants. 

Oui, ils sont encore puissants, implantés. Après on a mis en place la bataille du blocage qui accompagne le mouvement de grève. Parce que quand tu bloques, tu permets aux salariés de pas se mettre tout de suite en grève. Ça c’était pour les éboueurs de Paris. Sur les Tiru aussi, ça leur permettait de jouer entre un mouvement de grève et le moment où ils se déclaraient au boulot. Ça permettait aussi de mobiliser les enseignants. Eux, ils se disent qu’ils ont pas d’impact. C’est vrai, leur impact n’est pas terrible parce que les gamins se mettent devant la télé et puis basta. Et les profs ça les gêne plus que le gouvernement.

Il y avait du monde quand même. J’ai l’impression qu’il y avait pas mal d’étudiants aussi.

Oui, ils sont arrivés après. D’abord les enseignants, puis après les étudiants.

Finalement le mouvement s’essouffle. Comment tu le sens ça ? 

Là, on organise une action à l’aéroport d’affaire du Bourget le 20, on voulait se faire une espèce de manif perturbante pour enrayer l’activité de l’aéroport d’affaires. On se l’était déjà fait une fois en 2019. Et là, on voulait se le refaire. Sur l’idée : « pas de retraités sur une planète brûlée ». « Retraite, climat, même combat. »

En mode « plus jamais ça » ? 

En mode « plus jamais ça ». On bloque les jets privés et on emmerde les PDG. Donc on a quand même un impact sur l’économie parce que les super managers des grandes boîtes, s’ils ne sont pas dans leurs réunions Théodule, ça peut les embêter et on empêche un peu de kérosène d’être cramé dans la matinée. On pointe du doigt un mode de déplacement très polluant. C’est un peu le symbole du capitalisme fou qui crame les trucs par les deux bouts. Mais je pensais qu’on allait être beaucoup plus nombreux, on était une petite cinquantaine. Donc pour moi, ça, c’était un signe.

Au-delà de la date du 1ᵉʳ mai, fixée par l’intersyndicale, la CGT a décidé de mobiliser le 20 et le 28 (avril). Le 28, on sera un peu plus nombreux parce que c’est les cheminots qui viennent avec nous. On va bloquer le chantier de la piscine des JO. Après ils veulent bloquer un chantier du Paris-Charles de Gaulle Express, une espèce de nouvelle ligne de train  pour les touristes et les riches, au détriment du RER du quotidien passablement saturé. Donc si tu organises un blocage comme ça au Bourget et que tu n’as qu’une cinquantaine de personnes, ça veut dire que ça fléchit un peu. Les casserolades, c’était pas à l’initiative de la CGT, mais vu que nous, on a un maillage encore [important], on y a participé.

Retour sur le congrès de la CGT

Venons-en au congrès de la CGT. Tu y as participé ? 

Oui, je suis maintenant élu à la CE (commission exécutive) confédérale depuis cette année.

Quelle est ton analyse du congrès ?

Je suis plutôt légitimiste. La ligne de Martinez m’allait bien. Il avait l’image un peu ouvriériste, [de quelqu’un] d’un peu bourru, dans un temps où les ouvriers s’en prennent plein la figure et ont besoin de se faire respecter. Mais il ouvrait quand même la CGT sur des nouvelles thématiques, de nouveaux champs de combat politiques et syndicaux, que ce soit le féminisme, l’environnement. C’est quelqu’un qui est très jaloux de l’indépendance de la CGT vis-à-vis des organisations politiques. C’est important. Et qui a quand même travaillé pour avoir de l’unité syndicale, créer les conditions [de l’unité], qui n’était pas sectaire. Il a toujours fait attention à cela. Donc moi, ça m’allait plutôt bien la ligne.

Qu’est-ce que tu penses des reproches d’autoritarisme, d’isolement qui lui ont été adressés ?  Est-ce que toi tu l’as observé ? 

Non, parce que moi, je n’étais pas là. A chaque fois que je l’ai vu, quand il est venu sur notre territoire, ça s’est bien passé. Quand tu n’es pas à Montreuil [siège de la CGT], dans les batailles d’appareil ou dans les couloirs, tu t’en fous, tant que le camarade défend bien les idées.

Tu n’as pas de reproches particuliers à lui adresser sur son bilan finalement ? 

Non, il a fait comme on a pu avec l’outil syndical tel qu’il était. Il a encore une fois cherché à le faire bouger et il y a eu un débat critique au sein de la confédération sur le fait que la CGT doit s’adapter au salariat. La CGT doit davantage se féminiser. Comment tu peux dire non à ça ? La CGT doit s’intéresser aux questions environnementales, parce que ce n’est pas une question sociétale, c’est une question sociale. C’est les classes populaires qui ont morflé le plus des problématiques environnementales. Et si nous on ne s’en préoccupe pas, ce sont les libéraux, les capitalistes, qui vont s’en préoccuper à leur manière. On doit être là aussi pour le filet de sécurité.

Il y a bien évidemment des secteurs qui vont perdre en emplois et en activités. Quand tu poses la question : « faut-il décarboner ? », si la réponse est « oui », alors, il y a des activités qui vont disparaître. Mais ça ne veut pas dire que tu abandonnes les travailleurs·ses. Il faut les former, il faut qu’ils aient du salaire, c’est au capital de payer !

A partir d’échanges que j’ai pu avoir, j’ai cru comprendre que c’était Marie Buisson, sa fédération [CGT éducation] et son profil qui déplaisaient, et le fait que ce soit Martinez qui l’impose. C’était ça les arguments qui revenaient ? 

Il y a besoin de ciment, de tous ensemble, et d’une organisation inclusive en mouvement. Sur le fond Martinez était dans le vrai je pense. Sur la forme, il a peut-être manqué quelque chose pour emmener toute la CGT. On s’est enfermé dans des débats qui opposent social et sociétal. Syndicalisme de classe et de masse   et supposé pratique de lobbying. Stratégie de lutte et ancrage dans l’entreprise. Unité syndical et unité des travailleurs, fédération et union départementale…etc etc. Nous n’avons pas réussi à dépasser on s’est un peu enliser dans des disputes qui avaient parfois du fond, et qui étaient parfois des postures. Cela nous a donné un congrès volcanique, alors que paradoxalement nous étions les moteurs et le trait d’union d’un des plus grands mouvement social de notre histoire.

Et du coup, comment agis-tu en tant que délégué ? Et tu fais quoi alors ? 

Je suis avant tout légitimiste. Et encore une fois, la ligne de Martinez me semble intéressante.

Buisson également ? 

Buisson, je la fréquente un peu. C’est une fille normale. Elle a le profil de quelqu’un qui n’est pas une femme de pouvoir. On fait quand même attention à ça dans nos organisations. Celui qui lève la main pour y aller, il ne faut pas le prendre, tu vois. On est censé représenter les salariés, représenter les ouvriers, représenter les classes populaires. Donc c’est bien d’avoir des gens qui leur ressemblent et qui sont là avant tout pour l’organisation collective, pas sur un plan de carrière. Il faut faire attention parce que le pouvoir, ça fait vriller, c’est humain. Donc faisons attention aussi aux profils et essayons de donner à voir une prise de responsabilité populaire. Il faut essayer de faire en sorte que les gens s’engagent aussi en disant : « Elle nous ressemble, elle y va, pourquoi pas nous ? »

De plus, Buisson avait fait ses gammes aussi parce qu’elle vient d’une fédération qui a beaucoup progressé. Ce n’est pas une grosse fédération en termes de nombre, mais la CGT a quand même beaucoup progressé dans l’éducation. J’ai trouvé le procès qui lui était fait injuste, politicard et le soubassement politique qu’on sentait chez certains me déplaisait. Donc on l’a défendu mordicus. Je te passe les détails. Ce n’est pas passé. Au final, c’est Sophie [Binet] qui est sortie du chapeau. On a passé dessus deux nuits blanches, la dernière vraiment blanche. De 19 h jusqu’à 8 h et demi du matin. C’est à 8 h et demi, qu’on a fait le vote final, le congrès ouvrait ses portes à 9 h et à 10h, on annonçait la nouvelle direction. Oui, on était vraiment à 1 h d’un gros bordel.

C’était soit ça, soit la guerre qui continuait…

Maintenant, le congrès, c’est fini. Les décisions qui en sont sortis s’imposent à toutes et tous. Nos histoires internes n’intéressent pas grand-monde, c’est ce que l’on propose et ce que l’on anime qui est essentiel. Il faut qu’on soit en ordre de marche parce qu’il y a des retraites, demain il y aura d’autres choses. Sophie Binet s’est mise au service de l’organisation, ce qui a permis d’éviter une division voire une rupture. Elle a bien conscience de l’enjeu du rassemblement de la CGT. On connait ses capacités, sa pugnacité, dorénavant c’est collectivement qu’il faut continuer à porter les revendications des salariés, tout en maintenant la réflexion sur quelle CGT pour être plus fort.

Entretien réalisé par Maxime Quijoux.

Illustration : Photothèque rouge / Photographie de Martin Noda / Hans Lucas.

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