La revue Ballast (voir ci-dessous) nous apprend qu’un syndicat affilié au célèbre syndicat international IWW (Industrial Workers of the World) né aux Etats-Unis en 1905, se constitue en Belgique. Nous reproduisons l’interview de Ballast. On y découvre entre autre un point de vue original sur l’emploi, le travail, le revenu universel. Cet IWW belge se considère lui-même « très minoritaire en Belgique« , où le poids des grandes confédérations est très important.
Qu’est ce que IWW dans l’histoire ? Wikipédia : « Industrial Workers of the World ou IWW (les adhérents sont aussi appelés plus familièrement les Wobblies) est un syndicat international fondé aux États-Unis en 1905 dont le siège actuel se trouve à Chicago. À son apogée, en 1923, l’organisation comptait environ 100 000 membres actifs1. Le nombre de ses adhérents déclina de façon spectaculaire après la scission de 1924, résultat de conflits internes et de la répression gouvernementale. Aujourd’hui, l’organisation milite activement, et compte environ 2 000 membres à travers le monde. L’adhésion aux IWW ne requiert pas de travailler dans une entreprise où existe une représentation syndicale, ni n’exclut l’adhésion à une autre organisation syndicale ».
Qu’est-ce que Ballast ? « Ballast est un collectif, créé en novembre 2014, d’une cinquantaine de bénévoles (de France, de Belgique et du Québec), indépendant de tout groupe de presse et parti politique, en partenariat avec les éditions Aden. Sa revue, sans publicité, est disponible en librairie. Son site est quant lui régulièrement alimenté en articles et entretiens inédits ».
Entretien inédit avec IWW pour le site de Ballast
Le syndicalisme a perdu de son aura. Vilipendé par les grands médias (pour sa « violence » et ses « prises en otage des usagers »), accusé par ceux d’en haut d’entraver la bonne marche libérale — le « comportement archaïque des syndicats », titrait Le Figaro à l’occasion de grèves, pourtant droit constitutionnel — et par les franges les plus critiques du mouvement social de se perdre en magouilles et compromis, bureaucratisation et liens avec le pouvoir obligent. L’IWW — Industrial Workers of the World — est un syndicat international, pour partie libertaire, fondé en 1905, à Chicago ; le préambule de sa Constitution s’avance ainsi : « La classe ouvrière et la classe patronale n’ont rien en commun. Il ne peut y avoir de paix tant que la faim et le besoin touchent des millions de travailleurs et que les quelques privilégiés, qui forment la classe patronale, jouissent de toutes les bonnes choses de la vie. » Le refus de la professionalisation et l’horizontalisme comptent au nombre de ses pilliers : un syndicat qui, jure-t-il, entend porter sans louvoyer les revendications populaires, d’hier et de demain. Entretien avec sa section belge.
Dans quel but créer un syndicat aussi minoritaire ? Vous ne vouliez pas peser à l’intérieur du syndicat socialiste majoritaire, la FGTB ?
L’IWW partage avec la Fédération générale du travail de Belgique la finalité principale de l’abolition du salariat, en tant que mécanisme de subordination au patronat. Un objectif présent à la fois dans la charte d’Amiens (1906) et dans son équivalent belge, la charte de Quaregnon (1894). Certains de nos membres sont, ou ont été, membres de la FGTB ou d’autres syndicats reconnus. Nous avons de bons rapports avec les camarades délégués de base dans les trois syndicats reconnus en Belgique. Par rapport à la France, le taux de syndicalisation est beaucoup plus élevé en Belgique (50 % contre 11 % pour la France), parce que les syndicats gèrent les prestations de chômage. Les syndicats reconnus sont donc de grosses structures « politicianisées » — un problème majeur de conflit d’intérêts se pose souvent… Il arrive régulièrement que des mandataires syndicaux aient par ailleurs des mandats dans des conseils d’administration d’organes parastataux [en Belgique, organismes d’intérêts publics, ndlr], ou soient liés de près ou de loin à des mandataires politiques.
« Ce qui nous a amenés à l’IWW, c’est l’horizontalité revendiquée, la centralité des luttes de base dans une perspective internationaliste. »
Par ailleurs, les trois organisations syndicales reconnues au niveau national (FGTB, CSC et CGSLB) mettent elles-mêmes en lumière un problème majeur de légitimité lorsqu’elles disent être « dépassées par la base ». Dans les faits, les mandats syndicaux sont de moins en moins légitimes — et ce pour plusieurs raisons : la gestion des militants comme d’un public adhérent à un service sans dimension politique ; la représentativité dans les instances paritaires sans informations ni débats sur les points qui y sont discutés et signés ; la priorité absolue et aveugle donnée à la « concertation » et l’abandon de l’objectif d’émancipation de la classe ouvrière au profit du « maintien de l’emploi ». Mentionnons également que, dans le public, les délégués syndicaux sont choisis par cooptation par la hiérarchie syndicale ; dans le privé, ce n’est pas le cas, mais le résultat est le même puisque les structures syndicales rentrent les listes des candidats et peuvent les modifier.
Pour illustrer l’incurie dans lequel le mouvement ouvrier est plongé, il suffit de voir le mot d’ordre de l’avant-dernière manifestation nationale contre l’équivalent belge de la loi « Travaille ! » : « Pour une meilleure concertation ! » Il est vrai que l’IWW est aujourd’hui très minoritaire en Belgique. Pour autant, il n’a pas vocation à le rester (comme le rappelle notre slogan « One big union »). Rejoindre ce syndicat est avant tout un choix politique : doit répondre, à la mondialisation de lois non légitimes, dont l’ambition manifeste est de détruire les acquis obtenus après une longue lutte par les salariés — il n’y a qu’à voir les manifestations ou les grèves qui s’ensuivent —, un mouvement tout aussi mondial de revendications originales et communes. Ce qui nous a amenés à l’IWW, c’est l’horizontalité revendiquée, la centralité des luttes de base dans une perspective internationaliste. L’IWW a une histoire des luttes qui remonte à 1905. Cette expérience est utile dans un contexte de régression sociale qui nous ramène au XIXe siècle.
On voit, en Grande-Bretagne, que le Labour de Corbyn fait revenir des syndicats dans son giron, créant une dynamique allant à l’encontre du blairisme…
Nous observons avec intérêt l’expérience en cours au Royaume-Uni, mais ce n’est pas notre approche. De par nos statuts, nous devons rester indépendants de tous partis politiques — ce qui est aussi, théoriquement, le cas de la FGTB.
Le seul couple travail versus capital n’est-il pas en voie d’être dépassé par la pluralité des luttes ? L’« ouvriérisme » historique a-t-il encore un avenir ?
L’action de l’IWW s’inscrit dans le champ du travail et de la répartition de la richesse, dans la perspective traditionnelle de la lutte des classes — qui est la réalité politique d’aujourd’hui et dont les manifestations sont multiples : lois Travail en Belgique et en France, répression des chômeurs, traités de libre-échange… Le système capitaliste valorise les communautarismes pour, d’une part, permettre l’expansion du capitalisme dans des marchés de niche (les « tribus » créés par le marketing, ciblant les adolescents, voire des adultes, les communautés culturelles, religieuses, de genre ou de couleur, etc.) et, d’autre part, nier l’existence de classes en permettant l’accès à l’élite bourgeoise d’une partie des communautés en lutte. Qu’a donc fait Barack Obama pour améliorer la situation des Afro-Américains ? Ou encore Laurence Parisot pour les conditions de travail des femmes ? En Belgique, une stratégie de mise en tension des Flamands et des Wallons permet l’instauration de politiques antisociales en détournant l’attention de la population de ses intérêts. Il est donc fondamental pour nous de contrer cette grille de lecture en centrant notre action sur la lutte des classes. Nous concevons cependant qu’il est nécessaire de lutter conjointement sur d’autres terrains que celui du travail, pour l’avènement d’une société juste : il y a parmi nous des camarades qui s’intéressent à l’intersectionnalité, au croisement des luttes.
« Le système capitaliste valorise les communautarismes pour permettre l’expansion du capitalisme dans des marchés de niche. »
Vous faites partie d’un syndicat international. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ?
Cela permet de partager les ressources et les efforts, en particulier ceux des militants qui se déplacent entre les pays — ce qui correspond à la tradition internationaliste. Pour donner un exemple, cette année, un « wobbly » (camarade IWW) d’Allemagne a passé quelques mois à Bruxelles pour son travail : il a participé aux réunions IWW Belgique dès son arrivée et s’est impliqué dans notre section en apportant son expérience (l’IWW est bien implantée depuis dix ans en Allemagne). Nous avons également pu organiser deux formations de base avec des camarades de France et d’Allemagne. Nous avons des contacts avec les militants d’autres syndicats en Belgique, ou avec les camarades de la CNT en France, dont la perspective est proche de la nôtre. Le fait d’être un syndicat international induit une décentralisation importante, ce qui permet une grande autonomie d’action et de décision. Cela implique également une réflexion sur les modes de lutte, qui ne doivent pas monter les travailleurs les uns contre les autres. Autrement dit, des luttes qui ne jouent pas la victoire des salariés de Belgique au détriment des camarades ailleurs dans le monde.
Quels sont les principes et démarches qui vous différencie des autres syndicats ?
Nous suivons le préambule de la constitution IWW, qui décrit brièvement et simplement nos méthodes et objectifs : la lutte des classes y est menée par l’auto-organisation des travailleurs dans un syndicat unitaire, pour en finir avec l’esclavage salarial. L’émancipation de la classe ouvrière passe obligatoirement par la lutte, avec deux objectifs majeurs : le partage des ressources et l’autonomie dans l’activité. La lutte nous paraît nécessaire pour l’acquisition de droits salariaux et politiques. Nous n’avons jamais vu de salariés obtenir de droits sans passer par la lutte. Il est cependant nécessaire de penser à la manière dont ces droits sont maintenus, et donc de réfléchir la question des institutions.
Dans cette perspective internationaliste, y a-t-il des communiqués unitaires sur de grandes questions transversales, d’ordre géopolitique ?
L’IWW soutient par exemple BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) et a une tradition critique vis-à-vis de l’impérialisme depuis, au moins, la Première Guerre mondiale ; il a soutenu les victimes de l’impérialisme américain au Nicaragua ou au Chiapas, mais aussi les victimes des régimes dits communistes en Europe de l’Est dans les années 1980.
Y a-t-il une volonté d’influencer les autres syndicats ?
Notre mode de fonctionnement étant centré sur les actions locales, cela ne peut qu’influer sur l’action syndicale traditionnelle dans les collectifs de travail. Si « influencer les autres syndicats » signifie les rendre plus combatifs, moins perméables aux compromis, bref, leur rappeler à quel point ils doivent être porteurs de projets émancipateurs et progressistes, alors la réponse est oui. À gauche, tout à gauche.
Comment se positionne un syndicat comme le vôtre, entre l’engagement politique et la défense des travailleurs ? Par exemple, comment mener la transition énergétique, ou militaire, tout en préservant l’emploi ?
« Cela oblige à renoncer à l’objectif du plein emploi, en visant à ce que chacun.e puisse vivre en dehors de l’emploi salarié. »
La défense des travailleurs est notre engagement politique ! Nous réfutons la contradiction entre les deux termes. L’émancipation de la classe ouvrière passe nécessairement par l’abolition de l’emploi comme mode d’accaparement de l’activité, et par l’appropriation des moyens de production par les travailleurs. Il y a deux façons de concevoir cet engagement politique : en tant que lobby, auprès des décideurs (ce qui revient à les légitimer comme tels), ou en tant que construction d’une alternative. Nous nous inscrivons évidemment dans cette perspective-là. Nous pensons qu’en renforçant le pouvoir et la conscience des travailleuses et travailleurs, ces questions trouveront une réponse démocratique. Nous sommes évidemment convaincus de la nécessité de la transition énergétique et de la nécessité de mettre fin à l’industrie de l’armement, sans que ce soient les salariés de ces secteurs qui en paient le prix.
Quel est votre rapport aux idées qui émergent dans la sphère militante, telles que le salaire à vie ou les propositions de gauche sur un revenu de base, qui tendent à approfondir la séparation entre la citoyenneté et le salaire plutôt qu’à abolir le salariat ?
On veut abolir le salariat, mais pas le salaire ! En fait, salaire à vie et abolition du salariat paraissent antinomiques mais reviennent largement à la même chose (en passant les détails pratiques qui peuvent être importants, mais dont on reparlera quand ce sera le moment propice) : à savoir le socialisme originel, autrement dit, à chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. On peut considérer le salariat comme un rapport de subordination ou comme une modalité de répartition des richesses. Notre objectif est de mettre fin à l’aliénation que constitue le rapport de subordination, et non à la modalité de partage de la valeur économique. En ce qui concerne le revenu de base, on y voit un problème : il n’y a aucune remise en cause de la propriété lucrative, et donc de la violence du rapport de subordination. Mais toutes les modalités permettant de dissocier le travail du revenu sont pour nous à considérer. Cela oblige à renoncer à l’objectif du plein emploi, en visant à ce que chacun.e puisse vivre en dehors de l’emploi salarié. Bien entendu, le montant versé doit être important, ce dernier conditionnant ses effets : trop faible, la subordination à un employeur reste inévitable. Ces questions font toujours l’objet de débats internes.
Pour finir : la grève est-elle encore subversive ?
La base de la lutte syndicale, c’est l’organisation. Ça implique de ne pas rester seul devant son ordinateur, de participer aux réunions, de payer ses cotisations, et même de faire parfois des concessions vis-à-vis du groupe. Nous sommes convaincus que la majorité n’a aucune chance de profiter de l’individualisme promu par le capital sans luttes collectives. En ce qui concerne les moyens d’action, il faut envisager les choses sous deux points de vue : la lutte pour l’établissement ou le rétablissement des droits, et les moyens pour maintenir ces droits. Cela nécessite de réfléchir tant sur les types d’actions de lutte que sur la maîtrise des outils légaux. La grève et le blocage restent des moyens forts : il suffit de constater avec quelle violence les actions de blocage contre la loi « Travaille ! » ont été réprimées pour se rendre compte à quel point elles pourraient être efficaces. Nous pensons également que l’émancipation ne peut pas se passer de l’éducation populaire pour que chacun.e puisse connaître ses droits et trouver des ressources en cas de nécessité. Faire des effets de manche en ôtant sa cravate comme Tsipras ou en arborant un nœud papillon rouge comme Di Rupo ne semble pas être efficace… (rires)