Crise CGT : deux interview de Jean-Marie Pernot (chercheur)

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La crise CGT doit d’abord trouver sa solution au sein d’elle-même, par ses ressources propres (et elles existent). C’est même une condition vitale pour une bonne solution.  Mais ces évènements concernent aussi toutes celles et ceux qui réfléchissent au mouvement syndical, et notamment les chercheurs, mais aussi bien au-delà.

Nous publions deux interview de Jean-Marie Pernot, chercheur (IRES) : la première dans l’Humanité du 9 décembre, la deuxième sur le site du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) le 2 janvier 2015. Jean-Marie Pernot est notamment l’auteur de Syndicalisme, lendemains de crise (Gallimard), écrit après l’échec du mouvement de 2003 sur les retraites, et réédité en 2010. 

 

 

 

Jean-Marie Pernot « La CGT ne doit pas rester prisonnière d’elle-même »

Entretien réalisé par Clotilde Mathieu
Mardi, 9 Décembre, 2014
Jean-Marie Pernot, de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), analyse le malaise qui saisit la CGT, au-delà de l’effet des articles de presse qui ont mis en cause son secrétaire général. Pour lui, cet épisode doit pousser le syndicat à « agir sur sa propre réorganisation ».
Photo : François Lo Presti/AFP

Photo : François Lo Presti/AFP

La commission exécutive confédérale (CE) de la CGT doit se réunir aujourd’hui pour décider des réponses à donner au trouble des militants, qui s’interrogent sur l’utilisation de l’argent du syndicat et les pratiques de sa direction confédérale, à la suite des récents articles de presse visant Thierry Lepaon. La CE doit notamment examiner le rapport de la commission financière de contrôle de la CGT et se prononcer sur la proposition du bureau confédéral de réunir, avant le 16 décembre, les responsables de toutes les unions départementales et fédérations « pour permettre le débat le plus large dans la CGT », en donnant la priorité à la « transparence complète ». L’occasion pour le chercheur spécialiste des syndicats, Jean-Marie Pernot, de décrypter les raisons d’un malaise qu’il estime plus profond dans le syndicat, touchant à sa difficulté d’organiser un salariat en pleine transformation et stoppé par la « panne de l’espérance politique ».

Comment interprétez-vous la crise de direction qui secoue la CGT ?

Jean-Marie Pernot La CGT n’a pas une longue histoire en matière de gestion de ses débats internes, de ses divergences et de choix de ses dirigeants. Avant, ces débats étaient tranchés ailleurs qu’à la CGT… En 1999, le passage de témoin entre Louis Viannet et Bernard Thibault avait posé moins de problèmes, parce que ce dernier s’était imposé de manière assez forte lors du conflit de 1995. Lui-même, toutefois, n’a pas bien géré sa succession, et beaucoup lui en font reproche aujourd’hui. Il y a eu des erreurs, des tâtonnements, une course à la candidature mal maîtrisée, mal comprise, sans doute parce que c’était la première fois qu’à la CGT, des personnes concouraient au poste de secrétaire général. Et au final, le candidat qui est sorti ne faisait même pas partie des trois premiers. Le début de mandat a été difficile pour Thierry Lepaon, qui n’a pas su s’imposer dans une période difficile sur le plan politique et économique.

Cet épisode ne révèle-t-il pas un malaise plus profond de l’organisation ?

Jean-Marie Pernot La CGT est en recul dans la plupart des élections professionnelles, le climat est mauvais, les rentrées de cotisations sont difficiles et le nombre de ses adhérents diminue. En 2009, lors du 49e congrès, à Nantes, un état des lieux de ses forces montrait déjà les fragilités de l’organisation. Un débat avait eu lieu et un grand chantier de réorganisation interne semblait ouvert. Mais la lutte contre le pouvoir sarkozyste a permis de masquer les faiblesses grâce au potentiel de mobilisation de la CGT, bien supérieur à celui d‘autres syndicats. Dans cette période, un certain nombre d’engagements ont été oubliés, notamment les nécessités de réorganisation interne.

Quelles sont ces difficultés ?

Jean-Marie Pernot La CGT n’est pas en adéquation avec le salariat d’aujourd’hui. Elle est organisée sur le modèle des années 1960-1970, avec une structuration de branche qui date, calée dans les grandes entreprises et peu dans les PME. Elle n’a pas pris en compte les réorganisations productives qui ont transformé l’entreprise, modifié la structure du salariat, par exemple les rapports entre donneurs d’ordre et sous-traitants, l’appartenance croissante des PME à des groupes, la précarisation des travailleurs, en particulier des jeunes. À cela s’ajoutent le brouillage de frontière entre les différentes branches, mais aussi le poids de la négociation d’entreprise qui a enkysté les syndicats dans ces dernières au moment où celles-ci devenaient des réalités fuyantes. Ce qui pose des problèmes à un syndicalisme solidaire, interprofessionnel. Tout a été accepté comme diagnostic, mais presque rien n’a bougé.

Pourtant, des expériences ont été faites…

Jean-Marie Pernot Oui, il ne faut pas noircir le tableau à l’extrême. Il y a des choses qui bougent, dans la métallurgie, le commerce, dans certains territoires, mais c’est peu de chose à côté de ce qui serait nécessaire… À la SNCF, par exemple, la CGT n’est même pas organisée au niveau du groupe : il y a les cheminots dans leur fédération historique et les salariés du transport routier sont dans celle des transports, alors que c’est une composante majeure du groupe SNCF. Le syndicat est resté sur des structures du passé et la coordination dans l’union des transports est récente et de faible intensité.

Pourquoi ?

Jean-Marie Pernot Le contexte n’est pas propice à prendre des risques. Et la Confédération a en réalité très peu de pouvoir. Elle ne peut finalement qu’impulser, suggérer, elle n’a pas le pouvoir d’organisation, elle doit convaincre. Dans cette crise, on voit réapparaître les grandes fédérations historiques, comme l’énergie, les cheminots, la métallurgie. Historiquement, la CGT a toujours été constituée de deux piliers : un pilier professionnel, par ses fédérations, et un pilier interprofessionnel, par ses unions territoriales. Dans la vie réelle, les fédérations ont toujours été maîtresses du jeu parce que certaines d’entre elles portaient le gros des effectifs ou avaient un pouvoir symbolique très fort. Elles sont moins légitimes aujourd’hui à assurer cette hégémonie parce qu’elles ont des difficultés à produire le sens de leur propre action. La CGT ne doit pas rester prisonnière d’elle-même, elle doit agir sur sa propre réorganisation interne, faire en sorte que les réflexions se concentrent sur les vrais sujets et ne laissent pas les crispations bureaucratiques envahir l’espace. Car cette crise profite à la dispersion syndicale sur des valeurs qui ne vont pas dans le sens de ce que promeut la CGT.

La désillusion politique suscitée par les choix de François Hollande ne contribue-t-elle pas aux difficultés de la CGT à mobiliser, à rassembler sur ses valeurs ?

Jean-Marie Pernot Le climat politique éclaire un peu plus la crise de la CGT. Il y aurait un Front de gauche à 15 %, ascendant dans les sondages, ce ne serait pas pareil. Nous sommes dans un climat de retrait politique des valeurs qu’incarne la CGT. Il existe un espace à gauche du gouvernement Valls qui est inoccupé. Il manque une espérance politique qui donnerait un sens à l’action collective. Mais un grand syndicat doit pouvoir s’adapter à un contexte qu’il ne choisit pas. La CGT ne peut pas rester à la remorque d’une espérance politique en panne. C’est en elle-même qu’elle doit trouver ses ressources, et elle en a.

Jean-Marie Pernot : “Ce qui demeure, c’est la peur du vide et le risque de réactivation de la querelle pour le poste”

Entretien. Au moment où la CGT traverse une crise inédite mettant en cause fonctionnement, orientation et responsables, Jean-Marie Pernot, membre de l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) et auteur de Syndicats : lendemains de crise ? 1, nous propose des éléments d’analyse et des pistes de réflexion.

Jusqu’où la crise que traverse la CGT peut-elle aller ?

La crise de l’appareil est profonde, et laissera des traces encore plus durables que celles survenues à l’occasion de la succession de Bernard Thibault. Elle a des effets en bas difficiles à mesurer : beaucoup de motions remontent demandant le départ de Thierry Lepaon, y compris en provenance de structures intermédiaires (beaucoup d’unions départementales, pas mal de fédérations en particulier du public). On sait aussi que pas mal de cartes ont été rendues… Dans quelles proportions ?

Si un coup d’arrêt n’est pas marqué au niveau central, la crise de confiance peut continuer à se répandre et avoir des effets dévastateurs sur les effectifs. Étant donné l’ancrage social de la CGT, elle aura du mal à s’en tirer en minorant l’importance des sommes gaspillées. Si une rupture avec ces pratiques n’est pas clairement manifestée, cela va aggraver les tendances antérieures qui n’étaient déjà pas très porteuses.

Soutien au secrétaire général et à la direction confédérale d’un côté, critiques plus ou moins radicales de l’autre. Quels en sont les ressorts et les délimitations sur le fond ?

Le soutien légitimiste a déjà fortement reculé et même pratiquement disparu. Ce qui demeure, c’est la peur du vide et le risque de réactivation de la querelle pour le poste. Depuis un moment, le bureau confédéral dysfonctionne, c’est la trace persistante du conflit antérieur au congrès mais aussi des méthodes de travail peu performantes impulsées par le secrétaire général. Il va de soi que si la CGT savait où elle va, tout ceci se réglerait plus facilement. Tous les bricolages consistant à augmenter le nombre de membres du bureau ou à en changer certains ne régleront rien.

Dans les syndicats, il y a manifestement une demande de clarification et surtout une attente de stratégie, car la CGT semblait en apesanteur déjà au sortir de l’été, avant même qu’éclate « l’affaire ».

Le plus étrange est le caractère pas très explicite des divergences de fond. On sait qu’il y a eu débat autour de la nécessité ou non d’affirmer une plus grande proximité avec le Front de gauche, mais on ne voit pas très bien la portée de ces différences. Quel que soit le positionnement choisi, il ne réglera pas la question de fond qui est la résistance au déclin et la recréation d’un espace de développement pour un syndicalisme « de lutte et de transformation sociale » qui est dans le programme de la CGT. Depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, les résultats électoraux sont dans l’ensemble mauvais, les adhérents manquent à l’appel et les objectifs fixés en matière de réorganisations internes sont en échec. Coller au Front de gauche ne peut pas être une solution, puisque lui-même est sur une pente négative. Manifestement, le sens du mouvement a été perdu, ce qui explique les errances de la bureaucratie.

Les critiques visent à la fois les pratiques liées à la démocratie interne et les repères politiques. Quelles pistes pour sortir du blocage ?

La CGT n’a aucune tradition en matière de règlement de ses tensions internes, et pas davantage dans la façon de choisir ses dirigeants, ce qu’on appelait avant la « politique des cadres ». Pour l’essentiel, celle-ci était gérée au Parti communiste plus qu’à la CGT. La centrale doit inventer des procédures et des modalités propres. C’est peu dire qu’elle en est loin quant à la démocratie ! Le passage de témoin entre Louis Viannet et Bernard Thibault en 1999 avait été plus simple parce que Thibault s’était imposé lors du conflit de 1995. Cette fois, les régulations internes de l’appareil n’ont pas fonctionné parce qu’il n’y en a pas et que personne ne s’imposait. Une organisation qui n’arrive pas à faire naître ses propres cadres est une organisation qui va mal.

Mais pour moi, la crise vient de plus loin. La CGT est désajustée de son projet social et politique : elle l’est dans ses bases sociales car l’essentiel de ses troupes est dans les zones centrales du salariat, et pas dans la large périphérie des précaires, des temps partiels, dans la sous-traitance et dans le travail externalisé. Elle continue à s’appuyer sur des secteurs qui peinent à produire le sens de leur propre activité : dans l’énergie, les effectifs fondent et le sommet reste crispé sur le nucléaire au risque de ringardiser toute la CGT ; les cheminots continuent à entretenir des mythes ; la fédération du commerce campe sur le conservatisme. Celles du secteur public ne vont pas très bien non plus, que ce soit la fédération des finances qui a perdu cinq points d’un coup aux élections, ou celle des services publics (collectivités territoriales) qui a perdu des électeurs alors qu’elle a présenté plus de listes que la dernière fois. La fédération de la métallurgie, toutes tendances confondues, ne fait pas grand-chose pour sortir des grosses boîtes et aller voir un peu chez les sous-traitants où se trouve la classe ouvrière aujourd’hui.

Quant à la question des alliances, le « syndicalisme rassemblé » ne rassemble personne. La CGT a rarement été aussi isolée depuis vingt ans, à part dans ses relations avec la FSU qui elle-même ne se porte pas très bien. Le syndicalisme de lutte recule, les travailleurs sont accablés par la situation sociale et politique, et le discours de dénonciation du gouvernement « socialiste » n’embraye pas non plus. C’est un peu la réédition des années 1984-1986 qui n’avait pas spécialement réussi à la CGT. Trouver le juste positionnement pour passer ce moment difficile supposerait une qualité de débat qui n’a pas grand-chose à voir avec le spectacle actuel.

Que révèle cette crise sur les (dys)fonctionnements des syndicats en général et pourquoi ne touche-t-elle que la CGT ?

Les autres centrales ne sont pas touchées comme la CGT aujourd’hui. Si celle-ci l’est particulièrement, c’est en raison de son histoire propre, de son mode de fonctionnement, d’un certain affadissement de sa vision du monde, pour des raisons évoquées plus haut. Mais le mal profond atteint toutes les centrales.

Il y a certainement un décalage entre les « manières de faire » des grandes organisations et ce qu’il faudrait pour réduire cette extériorité entre syndicats et salariés. Je pense que le syndicalisme gagnerait à être plus « sociétal », j’aurais bien dit « mouvementiste » mais c’est dur quand il n’y a pas de mouvement. Aujourd’hui, le syndicalisme d’en bas est assigné à l’entreprise, au négociable et, en haut, il est incorporé dans la sous-traitance des politiques publiques, avec ses feuilles de route et ses agendas dictés par les pouvoirs publics. Intégré en haut et en bas, quelle est la marge, quels sont les objectifs propres ? Il manque un programme minimum de sauvegarde des intérêts des travailleurs dans un cycle de rapport de forces défavorable. Je ne rêve pas au grand soir, juste à des objectifs modestes mais qui soient les siens, et que le syndicalisme pourrait porter sur une base unitaire.

Que penser des attitudes réservées du gouvernement et du patronat ?

Le patronat n’a rien à faire de ce qui se passe au sommet des appareils syndicaux, il doit même y avoir quelques sourires à voir la CGT piégée dans des affaires d’argent. Quant au gouvernement, je trouve qu’il n’a pas été si silencieux que ça. Avec les casseroles que l’entourage de Hollande collectionne, Valls aurait même pu se dispenser de ses recommandations sur la nécessaire probité des acteurs sociaux…

Propos recueillis par Robert Pelletier

1 – Gallimard Folio Actuel, 2010, 8,40 euros

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