Le site Rapports de force analyse le rôle des syndicats pour contribuer à battre l’extrême-droite aux élections législatives.
Législatives : les syndicats peuvent-ils faire perdre l’extrême droite ?
« Quoi de mieux qu’un ouvrier pour défendre les ouvriers ? », interroge Cédric Brun. Depuis le début de la semaine, ce délégué syndical CGT chez Stellantis à Valenciennes est candidat à la députation pour le Nouveau Front Populaire dans la 19e circonscription du Nord, grâce à une investiture de La France Insoumise.
Un territoire de l’ancien bassin minier dit « rouge », du fait du fort ancrage du PCF depuis les années 1960, mais où il devra pourtant affronter un des ténors du RN, le vice-président de l’Assemblée nationale, Sébastien Chenu, élu député dans la circonscription depuis 2017.
Cédric Brun veut pourtant croire à la victoire. « On a 4000 voix à aller chercher, sur une circo de 80 000 inscrits, c’est faisable. » Pour mener sa campagne, il compte sur ses camarades de la CGT. « Notre force, c’est de connaître la réalité de la vie des habitants, d’y être implanté, d’être habitué à porter des revendications et à aller tracter à la sortie des usines », poursuit-il. Investi dans le dossier Valdunes, Cédric Brun met à son actif la non fermeture de la boîte – une victoire en demi-teinte, car la reprise s’est tout de même soldée par des pertes d’emplois.
La CGT veut peser de toutes ses forces et appelle au vote
Les syndicats, et a fortiori la CGT et ses près de 600 000 adhérents, hébergent de gros bataillons de militants en capacité d’aller chercher les électeurs. Et les politiciens ne s’y trompent pas. Au lendemain de la dissolution de l’Assemblée nationale, François Ruffin appelait le mouvement syndical à rejoindre le « Front Populaire » – pas encore constitué en union des gauches – pour en amplifier la puissance. Un rapprochement a priori contre-nature, puisque de nombreuses organisations syndicales (FO, CGT, Solidaires, FSU, UNSA) se réclament de la charte d’Amiens, qui énonce qu’elles n’ont pas « à se préoccuper des partis et des sectes » afin que leur action se concentrent « contre le patronat ».
Ce texte de 1906, dont les lectures demeurent à géométrie variable, n’a pas empêché la CGT de lancer explicitement, ce 18 juin, ses troupes dans la bataille électorale en publiant un appel à voter pour le Nouveau front populaire (NFP). Le syndicat estimant que l’arrivée potentielle de l’extrême droite au pouvoir ne lui laissait pas d’autre solution. Une initiative confédérale qui a emporté le large aval du comité confédéral national (CCN) et de ses 130 unions départementales et fédérations avec 122 voix pour, 7 abstentions, 1 vote contre.
A dix jours du scrutin, pas le temps de tergiverser, c’est le sentiment d’urgence qui prédomine et la CGT « compte peser de toutes ses forces » dans la bataille.
Des syndicats affaiblis, mais qui peuvent localement faire face à l’extrême droite
« Il ne faut pas se raconter d’histoire sur le poids des syndicats dans l’opinion publique, 9 français sur 10 restent non syndiqués et le syndicalisme est malade. Dans les bastions du RN, qui sont aussi des endroits où les syndicats sont faibles, la position de la CGT n’aura pas vraiment de conséquences. Toutefois, dans certaines circonscriptions, où les résultats de 2022 ont été serrés, il est possible que cela joue. Il faut souligner que le maillage territorial via les unions locales et départementales permet encore à la CGT d’aller à la rencontre des électeurs un peu partout », analyse Maxime Quijoux, sociologue au CNRS spécialiste du syndicalisme.
De plus, les syndicats peuvent s’appuyer sur la remobilisation créée par l’urgence politique. « De très nombreux salariés ont fait le choix de se syndiquer depuis dix jours. Les demandes d’adhésion ont été multipliées par quatre ou cinq », a affirmé Sophie Binet dans une vidéo adressée aux adhérents CGT ce mardi. Camille Cochin, cheminot et syndicaliste CGT, confirme : à la gare du Nord à Paris, où l’organisation des tournées syndicales contre l’extrême droite a commencé dès le lundi 10 juin, « le choc de la dissolution et la possible arrivée au pouvoir de l’extrême droite ont fait revenir des adhérents qu’on ne voyait plus trop. »
« Aller vers les travailleurs autant dans leurs entreprises que là où ils vivent »
Dans les jours suivant l’onde de choc, le travail militant s’est fait d’abord dans les cercles d’adhérents : « on a fait le tour de tous nos syndiqués pour rappeler nos valeurs de défense des salariés, et repréciser que le RN est complètement à l’opposé de ces valeurs-là. Maintenant, on s’organise pour les deux prochaines semaines. Il y aura des tractages et des discussions avec les collègues », explique Jean-Luc Pichot, secrétaire de la CGT Territoriaux de la ville du Mans.
Chez les cheminots, les syndiqués ont poursuivi logiquement leur travail quotidien de mobilisation des collègues. « On reste une profession particulière, avec une forte histoire d’engagement syndical. On a beaucoup de camarades au PCF. Tout cela donne une bonne capacité de mobilisation pour organiser des tournées auprès des collègues », détaille Camille Cochin.
Dans le Nord, les syndicalistes CGT quadrillent le terrain plus largement encore : « il est plus que nécessaire d’aller vers les travailleurs autant dans leurs entreprises que là où ils vivent. C’est-à-dire dans les quartiers, là où il y a aussi beaucoup de travailleurs privés d’emplois, retraités », décrit Samuel Meegens, secrétaire général de l’UL Tourcoing. Avec un discours et un mode d’action ajusté « territoire par territoire ». Dans certaines collectivités, comme à Roubaix ou Tourcoing, « la gauche reste forte et la population racisée y porte de nouvelles dynamiques, qu’il nous faut soutenir et sur lesquelles on peut s’appuyer ».
Mais parler aux travailleurs, et même aux adhérents, n’a rien d’évident. Dans certains secteurs, le vote RN est de plus en plus présent et assumé. « Beaucoup de salariés se sont orientés vers un vote d’extrême droite. Et même avec nos collègues syndiqués, ce n’est pas simple d’aller sur ces sujets-là. On nous a reproché, souvent, d’être trop politique », témoigne Rachid Karroumi, délégué syndical central adjoint de la CGT Renault.
Indépendance syndicale
La CGT n’est pas la seule organisation syndicale à avoir donné une consigne de vote au niveau national. Le 19 juin en fin de journée, la FSU s’y est également résolu. En revanche, l’union syndicale Solidaires n’a pas franchi ce cap. Une dizaine de structures professionnelles (santé-social, collectivités territoriales…) et d’unions locales ont affirmé leur engagement dans la dynamique Nouveau Front populaire. Mais d’autres branches, comme Sud Rail « nous disent : on reste sur notre principe d’indépendance syndicale : donc pas d’appel à voter Front populaire », décrit Murielle Guibert, co-déléguée de l’Union Syndicale Solidaires.
D’autres syndicats se tiennent encore plus à distance. C’est le cas de Force Ouvrière, qui n’a par exemple pas appelé à la manifestation nationale du week-end dernier contre l’extrême droite (à l’instar de la CFE-CGC ou de la CFTC). « On ne donne pas de consigne de vote, notre seul axe c’est la défense de nos revendications. Et ce, peu importe la couleur politique du parti qui remporte la majorité à l’Assemblée nationale. Sinon, on devient un syndicat de courroie de transmission », argumente Christophe Le Comte, secrétaire général de l’UD FO de l’Essonne.
« Le plus gros risque, c’est que l’extrême droite arrive au pouvoir »
Interrogée sur le respect de l’indépendance syndicale sur BFM TV, la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, a déroulé ses contre-arguments : « on n’appelle pas à voter pour un parti, mais pour un programme » et on « ne signe pas un chèque en blanc ». Elle rappelle également que la CGT a également appelé à battre Nicolas Sarkozy en 2012. La coalition incarnée par le NFP facilite cet appel, puisqu’elle évite aux adhérents d’avoir à choisir entre tel ou tel parti de gauche et de tomber dans des querelles de chapelles .
« Il y a toujours eu une ambivalence de la CGT vis-à-vis de la sphère politique en fonction des époques, avec des relations d’intrication très fortes notamment avec le Parti Communiste. Mais depuis les années 1990, la CGT a rétabli une sorte de cordon sanitaire avec le politique. Avec l’arrivée de Sophie Binet, le cordon s’est un peu défait. Il s’agit désormais d’exercer une pression sur la sphère politique », explique Maxime Quijoux.
Le lien entre sphère syndicale et sphère politique a aussi pu s’observer lorsque des syndicalistes se sont portés candidats pour le NFP. C’est le cas de Cédric Brun, dans la 19e circonscription du Nord, qui n’a pas quitté ses mandats pour l’élection, par peur des représailles patronales en cas de non élection – il aurait perdu son statut de salarié protégé. Mais aussi de Céline Verzeletti, membre du bureau confédéral de la CGT et candidate à sa direction lors du dernier congrès. Cette opposante à la ligne de Philippe Martinez a été investie par LFI dans la 15e circonscription de Paris. Alors qu’elle ne souhaitait démissionner de ses mandats qu’en cas d’élection, elle y a finalement été contrainte par une bronca interne. Sa candidature était d’autant plus controversée qu’elle participait à mettre en difficulté la députée sortante Danielle Simonnet, dans le cadre d’un règlement de compte au sein de LFI. Néanmoins, les candidatures de syndicalistes restent très marginales et loin d’exprimer une tentative de fusion entre sphère syndicale et sphère politique.
« Le plus gros risque pour les syndicats, c’est surtout que l’extrême droite accède au pouvoir. Ces derniers sont largement financés par des subventions publiques auxquelles le RN pourrait mettre fin. On peut aussi imaginer tout un tas d’atteintes aux libertés syndicales. Au contraire si c’est le NFP qui passe, on peut imaginer que les mesures telles que l’augmentation des salaires ou l’abrogation de la réforme de l’assurance chômage donnent du souffle aux salariés et permettent aux syndicats d’engranger des adhésions », suppose Maxime Quijoux.
Crédit photo : Serge D’ignazio