Le Comité de liaison intersyndical du commerce de Paris (CLIC-P) existe depuis 2010. Il comprend aujourd’hui la CGT, la CFDT, l’UNSA, et SUD. Il a construit dans toutes ces années une activité commune solidement ancrée sur une convergence revendicative. Il a joué un rôle-clef dans l’argumentaire de dénonciation de la loi Macron du point de vue des salarié-es. Il a été au coeur d’un « collectif d’initiatives » mis en place à partir d’octobre 2014, comprenant la Confédération indépendante du commerce (les petits commerces de centre ville, soit 14 fédérations), l’Association Femmes-Egalité, le Front de gauche (sa commission Front des luttes), et élargi ensuite (UNEF, NPA, Mouvement des jeunes socialistes).
L’interview de Karl Ghazi, un des porte-parole du CLIC-P, est reprise du mensuel Fonction publique, de l’Union générale des fédérations de fonctionnaires (UGFF) CGT.
LE COMMERCE, LABORATOIRE DE LA DEREGLEMENTATION
■ FONCTION PUBLIQUE : Karl, peux-tu te présenter et nous dire quelques mots au sujet du Comité de liaison intersyndical du commerce de Paris ?
Je me suis engagé dans le syndicalisme dès mon premier emploi fixe, en devenant délégué syndical à la Fnac Bastille en 1991. J’ai été très vite engagé dans les batailles autour du temps de travail dans le commerce (nocturnes, dimanches, jours fériés, travail à temps partiel). Le Clic-P est né en février 2010 du constat que le patronat n’avait cessé de progresser dans la déréglementation du temps de travail et que le commerce lui servait de laboratoire, tant en raison de la faiblesse des syndicats dans ce secteur que de leur éclatement. Or, sur les questions revendicatives majeures (salaires, horaires, temps partiel) les 6 organisations parisiennes du commerce étaient d’accord. Nous avons décidé de travailler en intersyndicale. Cela a très bien fonctionné et durablement de surcroît (aujourd’hui, 4 organisations composent le Clic-p : CGT, CFDT, UNSA et SUD). L’intersyndicale s’est très vite fait connaître, à la fois pour les grèves et les manifestations qu’elle a organisées et pour les procès retentissants gagnés contre des ténors de la distribution (Sephora, Galeries Lafayette…). Le secret de notre longévité intersyndicale, c’est, au-delà de l’extrême loyauté dans nos rapports, une base revendicative commune claire et partagée et la conscience très forte que notre unité est une condition de la mobilisation des salariés. Cela, même si la CGT est très majoritaire dans le commerce parisien.
■ FONCTION PUBLIQUE : En lien avec les mobilisations initiées dans le commerce, comment vois-tu la construction des nécessaires rapports de forces dans le champ syndical et au-delà ?
La nature des attaques subies par le monde du travail nécessite d’organiser la mobilisation la plus large possible : ce n’est ni le commerce parisien, ni le commerce tout court, ni la CGT ni le mouvement syndical seuls qui pourront endiguer une offensive libérale-austéritaire qui tend à détruire les acquis sociaux et ramener le contrat de travail à un contrat de droit commun. Nous devons résister avec tous ceux qui sont prêts à lutter contre l’austérité et la vague libérale, dans le mouvement associatif ou parmi les organisations politiques, afin de créer les conditions de nouvelles conquêtes sociales. La priorité, aujourd’hui, est à l’inversion d’un rapport de forces fortement dégradé. L’exemple des luttes menées dans le commerce parisien est important car il contredit un discours très répandu sur les problèmes de mobilisation : voilà en effet un salariat précaire, pauvre, atomisé dans des collectifs de travail de plus en plus déstructurés qui parvient à se mobiliser et à gagner des luttes souvent offensives (300 € d’augmentation dans les hôtels Hyatt, 200 € dans les boutiques de la Tour Eiffel !). La taille de ces conflits ne peut, bien sûr, peser seule sur le rapport de forces général. Leur exemple peut, en revanche, redonner de l’espoir dans les capacités de lutte des salariés.
■ FONCTION PUBLIQUE : Comment comprendre les offensives patronales et gouvernementales sur le repos hebdomadaire dominical ?
En s’attaquant au repos dominical (et de la nuit !) dans le commerce, le Medef poursuit plusieurs objectifs. Le premier, immédiat, c’est d’aiguiser la concurrence en temps de crise pour tenter d’accélérer la déconfiture des « petits » opérateurs du commerce. Les commerces indépendants qui captent encore des parts de marché importantes dans les villes ne peuvent se permettre d’ouvrir 7 jours sur 7 sur des horaires élargis. Dans un marché en berne, il s’agit donc, pour les grandes enseignes de renouer avec une croissance de leur chiffre d’affaires en le piquant à la concurrence. Nous sommes bien loin du sacro-saint « intérêt du consommateur » ou de l’intérêt national supérieur de l’emploi, mais dans des calculs beaucoup plus prosaïques…
Mais, comme l’a annoncé Gattaz dès la rentrée, il s’agit aussi de parfaire le travail de destruction du code du travail, déjà bien avancé avec la loi du 14 juin 2013 (consécutive à l’ANI), plus particulièrement, sur un thème cher au MEDEF, celui du temps de travail, où il est question d’en finir avec toute réglementation. Le prendre par le biais de la déréglementation du repos dominical et du travail de nuit dans le commerce n’est pas le fait de l’opportunité du moment ou du hasard. Le commerce sert de laboratoire à la dérèglementation depuis les années quatre-vingt, en raison de la faiblesse de l’organisation des salariés : ce fut le cas pour le temps partiel, l’emploi massif des CDD, l’individualisation des salaires, les mesures individuelles de la performance… Les détricotages commencent souvent dans les secteurs sous-syndiqués des services et sont exportés ensuite dans les autres professions.
Par ailleurs, par un effet quasi mécanique, faire travailler les commerces sur des horaires atypiques va entraîner la déréglementation d’autres professions, en commençant, bien sûr, par les plus fragiles. Employés de la sécurité, du ménage qui devront travailler encore plus nombreux le dimanche et la nuit ; mais aussi dans les transports (livraisons, acheminement des « consommateurs »), dans les crèches (pour garder les enfants des salariés qui travaillent), les services postaux, les banques… Les « arguments » avancés s’auto-réaliseront : plus nous serons nombreux à travailler le dimanche, plus il sera simple d’expliquer que tout le monde doit travailler… tous les jours !
La question du repos dominical ou de la nuit ne se circonscrit donc pas à un face à face entre les salariés du commerce et leurs patrons : il s’agit bien d’une question qui touche à l’ensemble de l’organisation de la société : temps libre en commun, vie associative, vie politique (élections !). Les femmes, une fois de plus, seront les plus lésées : elles représentent près de 80 % des salariés du commerce. Quant aux enjeux écologiques, ils ne sont même pas effleurés : sommes-nous pour polluer massivement 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 ?
Le patronat (repris complaisamment par le gouvernement) a beau expliquer qu’il s’agit d’un contrat gagnant-gagnant, assorti de contreparties en salaires, il s’agit bien d’un marché de dupes. Car, d’une part, dans les professions où l’on considère le travail dominical comme « normal », il n’est assorti d’aucune contrepartie et d’autre part, l’on voit mal le Medef nous répéter que nous coûtons trop cher tous les jours de la semaine mais qu’il est prêt à doubler durablement nos salaires… le dimanche ! Quant aux annonces mirifiques sur les embauches (300 000 selon le Medef !) elles sont totalement farfelues, autant que les autres annonces faites par le passé, par exemple au moment de la baisse de la TVA dans les restaurants. Car les transferts d’activité de petits commerces indépendants vers de grands groupes où la productivité est plus forte, induira un solde d’emplois négatif et le remplacement de CDI à temps plein par du temps partiel. En Italie, la fédération (patronale) Confesercenti a chiffré à 90 000 les emplois déjà perdus dans le commerce depuis l’ouverture des magasins le dimanche, le 1er janvier 2012.
Étonnamment, les arguments que nous exposons sont les mêmes que ceux qu’exposait François Hollande entre 2008 et 2012. Que s’est-il passé depuis qui justifie un tel revirement ? La « découverte » de l’existence de touristes en France, en particulier à Paris, touristes qui ne viendraient que pour le « shopping » et qui quitteraient massivement Paris pour Londres le dimanche, parce que les magasins sont fermés. Or, d’une part, les touristes interrogés ne citent jamais le shopping comme première raison de leur venue en France ou à Paris (où 25 % des boutiques sont déjà ouvertes le dimanche, plus qu’à Londres !). Et les touristes chinois, visés par les déclarations tonitruantes de Laurent Fabius ne font jamais Paris et Londres dans un même voyage, car les visas ne sont pas les mêmes… Etrange méconnaissance du sujet de la part du ministre du Tourisme… et des Affaires étrangères.
■ FONCTION PUBLIQUE : En quoi le projet de loi Macron dépasse le seul enjeu du travail dominical ?
Le projet Macron ne touche pas qu’à la question du temps de travail : il veut aussi parachever le processus de dérèglementation du droit du travail, que ce soit en matière de licenciement économique, de Conseils des Prud’hommes, de défenseurs salariés… Il s’agit, pour décrire la cohérence globale du projet, de rendre l’accès à la justice le plus cher et le plus compliqué possible pour les salariés et de rendre leurs recours inopérants en matière de licenciements économiques. Adopté en l’état, le projet Macron serait, après la loi de juin 2013, une nouvelle revanche des patrons contre les victoires judiciaires des salariés en matière de licenciements économiques. On peut résumer la loi Macron comme une loi pour dérèglementer le temps de travail et sécuriser les licenciements.
En matière de licenciement économique, l’annulation par le juge de l’agrément donné au PSE par l’administration ne pourra plus donner lieu à une indemnisation du salarié par le Conseil des prud’hommes. Après avoir enferré le licenciement collectif dans des délais extrêmement brefs, réduit les voies de recours et fait porter le risque de la procédure sur l’administration (juin 2013), le projet Macron veut limiter l’obligation de reclassement et faire disparaître les derniers « risques » encourus par l’employeur. Car il est bien connu et démontré que c’est la tranquillité pour licencier (et non le carnet de commandes !) qui crée de l’emploi…
■ FONCTION PUBLIQUE : Quelles sont les principales propositions et revendications alternatives à ce projet de loi ?
Le projet de loi Macron va à l’inverse de ce qu’il conviendrait de faire, un peu comme la saignée du médecin de Molière achevait le malade. Il faut exiger le rétablissement de règles protectrices en matière de licenciement économique, même si elles resteront imparfaites. Tout le monde peut comprendre qu’un groupe qui fait des profits ne doit pas pouvoir licencier. Tout le monde peut comprendre qu’un salarié a déjà du mal à trouver un défenseur et que restreindre leur nombre ne fera qu’affaiblir encore le faible au profit du fort. Tout le monde peut comprendre qu’il ne sert à rien d’ouvrir l’accès aux magasins le dimanche si tout le monde travaille le dimanche. Tout le monde peut comprendre que les consommateurs ne dépenseront pas plus d’argent s’ils n’en ont pas plus même si les magasins sont ouverts le dimanche. Ce que nous devons revendiquer, contre la crise et pour l’emploi, ce sont des augmentations générales des salaires. Et l’on ne réduira pas significativement le chômage de masse sans une réduction massive du temps de travail. Tout le contraire de ce que fait Macron. Mais pour cela, il va falloir se battre !