L’article ci-dessous est paru sur le site collectifcritique.org. La particularité de ce site de réflexion est que les articles sont travaillés collectivement (chercheurs, historien-nes, politiques…), mais non signés nominalement.
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Le mouvement contre la « loi travail » perfore le néolibéralisme
le Collectif critique
Mis en ligne le 5 juin
Une fois de plus, nous participons à un « mouvement social » qui ne ressemble à aucun autre. Pourquoi ? Justement parce qu’il n’a pas commencé comme un mouvement social, même s’il est en train de se transformer.
C’est un mouvement formé de plusieurs forces convergentes, qui entrent en scène les unes après les autres, de manière décalée, agissant sur des plans différents de l’espace socio-politique : jeunesse précaire à cheval sur le lycée, la fac et le salariat, salariés-es de grandes et très petites entreprises du privé qui découvrent progressivement le contenu concret de la loi, mobilisation syndicale dans certains « bastions » en dépit des effets de l’offensive libérale depuis 30 ans. Plusieurs facteurs et données singularisent la situation : interventions théoriques des juristes en droit social, puissance des réseaux sociaux amplificateurs et mobilisateurs, rejet profond de la « gauche » institutionnelle ouvertement néolibérale, crise du politique et de la possibilité de gouverner (49-3), ferveur et invention démocratique d’une agora populaire (Nuit Debout), violences dont les formes et les origines sont de nature très différente (police, jeunes ou moins jeunes déterminés), jusqu’à des actes de violence symbolique ou réelle d’une minorité populaire exaspérée (Fos-sur-Mer).
La combinaison de tous ces éléments nous fait entrer sur une scène sociale étrange dont nul ne peut prédire ce qu’elle deviendra demain. Les enjeux sont immenses : crédibilité syndicale, légitimité du pouvoir, place du politique. Pour le moment, ce mouvement agit comme un acide perforant le néolibéralisme, il révèle à tous combien la société est malade d’inhumanité, à quel point elle a muté, jusqu’à imaginer difficile de la révolutionner tant l’esprit néolibéral a pénétré ses fondements. Les moments de violence sont comme les symptômes d’une lutte entre deux mondes irréconciliables : nous sommes entrés dans un moment de profonde divergence au sein de la société (pour faire écho ici au titre du film dystopique Divergente).
Au commencement, le 9 mars 2016, nous n’avons pas affaire à un mouvement social classique, mais au coup politique porté au hollandisme par l’acte fulgurant d’une pétition (LoiTravailNonMerci) rassemblant 1,3 millions de personnes en quinze jours, record du genre. Certes, le terrain était préparé depuis quelques mois dans les réseaux politisés. Le projet de déchéance de nationalité pour les terroristes condamnés avait heureusement échoué, ce qui montrait que le pouvoir était déjà très affaibli. Le gouvernement ose cependant aller plus loin en engageant le démantèlement d’un siècle de droit du travail (commandité par la Commission européenne qui, en échange, fermera les yeux sur les objectifs non atteints en matière de déficit public). La flèche pétitionnaire, les vidéos (« Nous valons mieux que cela ») agissent alors comme un déclencheur politique dans la jeunesse, mais aussi et fort heureusement dans le salariat et dans le syndicalisme, qui prend immédiatement le relais dès le 9 mars.
Le 31 mars, ce ne sont plus des clics en chambre mais 1,3 millions de manifestant-es et grévistes qui sortent dans la rue. Dès lors un deuxième mouvement prend le relais. « On ne rentre pas à la maison, on reste sur les places, on crée une place du peuple » : Nuit Debout a commencé. Le syndicalisme s’y reconnait, malgré quelques retards et tensions. Mais un palier est atteint avec le succès des luttes le 31 mars. Pourtant, les chiffres des manifestations de 2010 (retraites) ou de 2006 (CPE) ne sont pas reproduits. Ce n’est plus comme alors un mouvement clairement ancré sociologiquement dans certaines fractions du salariat ou de la jeunesse scolarisée. C’est plus exactement un mouvement politique protéiforme déclenché par la cassure du couvercle qui pesait sur le pays depuis 2012. C’est aussi ce qui le limite : il doit parvenir à surmonter la paralysie engendrée par le fait qu’un gouvernement dit de gauche, censé lutter contre le néolibéralisme (discours du Bourget), s’est lui-même converti en gouvernement néolibéral. Dans un premier temps, et même pendant plusieurs années, le peuple de gauche est resté tétanisé, il s’est rétracté ou a fait sécession avec le « politique ».
Le mouvement de 2010 contre la loi sur les retraites de Sarkozy était bien davantage ancré professionnellement, parce que les salarié-es faisaient immédiatement le lien entre la loi annoncée et les conséquences sur leur condition de futur retraité. Le mouvement de 2006 était limpide car le Contrat première embauche (CPE) était une attaque ciblée contre la jeunesse. Le mouvement du printemps 2016 n’a pas, au départ, cet ancrage professionnel. C’est un cri politique, une sorte de libération joyeuse au départ pour celles et ceux qui le portent et qui sont majoritaires dans l’opinion publique. Mais il a besoin de temps pour s’enraciner en profondeur dans la société. D’autant qu’avec le reformatage néolibéral de la société qui s’est opéré sur plus d’une génération, le vécu social est devenu méconnaissable, par comparaison avec les années 1970-1980-1990.
Il y a d’abord ce que Danièle Linhart (La comédie humaine du travail, de la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, ERES, 2015) appelle la « précarité objective », maintenant bien connue. On ne fait pas grève quand on est dans une petite entreprise, en CDD, en stage et donc en évaluation, qu’on touche bien moins que le SMIC (salariées du commerce à temps partiel), qu’on a peur du licenciement, ou que, jeune cadre encore motivé, on devient adepte du challenge, tenu à des performances, à des chiffres de résultats, à des innovations, etc.
Pourtant, lorsqu’on examine avec soin la conflictualité sociale depuis les années 1990, on s’aperçoit que si les grandes grèves classiques tarissent (en chiffres de journées perdues pour fait de grève), il se passe plein de choses souterrainement dans les ateliers, les services, les open spaces, les plates-formes. On pétitionne, on fait la grève du zèle, on débraie une heure, on fait une délégation, on discute sur Facebook, on boycotte, on tourne en dérision, on pratique l’absentéisme, etc. Dans La lutte continue (les conflits du travail dans la France contemporaine, éditions du Croquant, 2008) un collectif de politologues et sociologues (Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pélisse) observent le détail de cette conflictualité souterraine en hausse et concluent : « La mesure stricte de la grève… est devenue largement insuffisante pour saisir la réalité et l’hétérogénéité des pratiques protestataires dans les entreprises […].Les autres formes de conflits du travail, souterraines, moins visibles, plus ponctuelles, relèvent bien de cette guerre de position qui permet à une société civile plus ou moins organisée de résister face à l’emprise des appareils de domination… ».
Mais ces formes conflictuelles internes aux entreprises, qu’expriment-elles ? Nous pouvons faire l’hypothèse qu’elles cherchent aussi à recréer du lien dans un monde qui n’en a plus. A reconstruire des collectifs de travail que le management néolibéral a systématiquement cherché à détruire, et qui étaient autrefois les bases d’appui des luttes sociales.
Prenons l’exemple des usines Renault. Dans une interview publié par Bastamag et reprise dans http://syndicollectif.fr/comment-les-collectifs-de-travail-se-detruisent-par-le-management-a-renault/, Fabien Gache, délégué syndical central CGT décrit une entreprise systématique de destruction des solidarités élémentaires, allant jusqu’à produire cynisme et violence latente dans les rapports inter-individuels. Il dit ainsi : « Les intérimaires ont toujours les postes les plus pénibles. La direction brandit régulièrement la menace de ces postes pénibles aux CDI ! Les Renault se disent que les conditions de travail des intérimaires sont certes pénibles mais qu’à tout prendre, « il vaut mieux que ce soit l’autre plutôt que moi ». […]. Cette stratégie génère un sentiment d’opposition quotidien, les salariés ont le sentiment qu’ils se retrouvent entourés d’ennemis plutôt que de collègues. Ce qui change radicalement le quotidien, puisque le travail, par définition, c’est la coopération. En plus, la direction embrouille tout le monde en parlant continuellement de « collaborateurs », en même temps qu’elle crée l’opposition permanente. Les effets psychologiques sont désastreux. Les salariés sont en grande souffrance, de par l’impossibilité de faire un travail de qualité. [… ] Si en plus, à la fin, on leur dit qu’ailleurs ils font mieux pour moins cher… Imaginez les dégâts sur la représentation que l’on a de l’autre. On ferme toute perspective de rencontre et de collaboration. Si on pousse la logique au bout, la direction crée le sentiment que pour survivre, il faut éliminer l’autre. C’est une logique suicidaire pour l’entreprise mais aussi pour la société toute entière. On casse complètement le tissu social et toute possibilité de solidarité. Ce qui se passe dans le monde du travail est une des causes importantes de la montée du FN ».
Nous touchons-là ce que Danièle Linhart nomme la « précarité subjective », c’est-à-dire le nouvel embrigadement des travailleurs jusque dans leurs pensées, leurs désirs, leur humanité même. Dans Pourquoi travaillons-nous ? (ERES, 2008), elle explique que le régime de valeurs devenu hégémonique dans le monde du travail est totalement coupé du régime qui structure plus ou moins « officiellement » la société dans ses fondements historiques ou populaires (valeurs communes, grandes dates historiques, sentiment d’une société). Elle synthétise ainsi le résultat atteint : « le management moderniste referme le couvercle sur les salariés, il les isole ainsi de la société et les éloigne de cette conscience commune habitée de façon controversée et conflictuelle par des groupes sociaux. […] Il y a une tentative d’arraisonnement de la subjectivité des individus, qui aboutit à les détourner de son aspiration à l’universalité et de son ouverture fondamentale sur la société ». Autrement dit, il n’y a plus de monde commun saisissable. Certes celui-ci était il y a quelques décennies imprégné de conflictualité sociale et politique, admise comme une règle normale, et tournée plus ou moins clairement vers une espérance collective (que certains d’ailleurs ont pu confondre avec une mécanique historique inexistante). Autrefois, le conflit faisait partie du monde commun, aujourd’hui, c’est le consensus et la négation du conflit qui sont prescrits au nom de l’idéal « narcissique » humain (Linhart) : au lieu de s’opposer, il faut se réaliser, prendre des risques, faire du sport, vaincre les défis. Peu importe le savoir-faire professionnel ; les métiers sont détruits, les qualifications sont archaïques, l’important est de faire face et d’accepter tout, même si c’est contraire à son éthique devenue désuète sous le regard des autres.
Dans ces conditions, la grève générale d’autrefois a bien du mal à rassembler ses troupes ! En 1968, la mobilisation massive du 13 mai s’était en trois jours traduite en occupation des usines. Aujourd’hui, il faut déplacer des montagnes. C’est pourquoi sur la scène publique, les conflits ont tendance à prendre dans leur première expression la forme de grèves politiques, car la société du travail résiste quand même, et tente de recombiner des formes anciennes avec des formes nouvelles. Dans Syndicalisme en luttes (Savoir/agir, n° 27, éditions du Croquant), Gregor Gall, professeur à l’Université de Bradford décrit « les formes contemporaines de l’activité gréviste en Europe », et notamment depuis la crise de 2008. Il observe cette tendance récurrente, surtout en Europe du Sud (Espagne, Portugal, Grèce, Italie…) : « Le recours à la grève sert de plus en plus à exercer une pression politique sur les gouvernements plutôt qu’une pression économique sur les employeurs du secteur privé ». C’est ce qu’il appelle les « grèves manifestantes », dont « le nombre a considérablement augmenté depuis 2009, et qui sont utilisées comme une arme dans des négociations ouvertes portant sur les politiques publiques ».
On sait par exemple qu’en Grèce il y a eu des dizaines de grèves de ce type dans les années précédant l’arrivée au pouvoir de Syriza. En France, on s’en souvient, l’année 2009, après l’éclatement de la crise internationale financière, avait démarré dès le mois de janvier par des journées de « grèves manifestantes » très unitaires (avec la CFDT), avec des chiffres de participation très supérieurs à ceux du 31 mars 2016, mais qui n’ont donné aucun résultat. L’historienne Danièle Tartakowsky a depuis longtemps mis en avant la manifestation de masse comme outil politique direct dans les sociétés contemporaines.
En somme, la « grève manifestante » exerce, ou tente de donner des coups de boutoir sur le pouvoir politique, objectif restant à portée de vue (car où habitent les marchés financiers ?), dans un contexte où la conflictualité de masse capable de paralyser l’économie est devenue extrêmement difficile dans des entreprises rendues méconnaissables ou insaisissables selon les anciennes traditions ouvrières.
Il se pourrait cependant qu’en France, dans le contexte actuel, les journées de grève politique de mars et d’avril 2016, accompagnées et amplifiées par le mouvement hautement politique des Nuit Debout, finissent par produire un mouvement social entraînant le blocage de l’économie. C’est ce qui se produit partiellement au moment où ces lignes sont écrites (fin mai 2016).
Mais, pour revenir à notre point de départ, la violence de la résistance étatique, policière, politique, médiatique, sociétale (« nous sommes des otages », « je suis un petit patron, je travaille dur, je veux pouvoir licencier »), et même sociale (« je veux travailler, j’ai une livraison à faire sinon je suis licencié », « j’en ai besoin pour ma famille, je n’ai pas le moyen de faire grève ») montre l’ampleur de la contre-résistance à imposer sur tous les fronts pour changer la logique hégémonique. À en croire les sondages, les opposants à la « loi travail » sont majoritaires. La question se pose de savoir si le mouvement actuel parviendra à ce que cela devienne un fait politique et social non seulement mesuré statistiquement, mais visible et massivement ressenti.