Vers un renouveau du syndicalisme

Share on FacebookTweet about this on TwitterShare on Google+Share on LinkedInEmail this to someonePrint this page

L’Humanité du 12 octobre 2023 publie cette table ronde de chercheurs et chercheuse qui s’est déroulée à la Fête de l’Humanité. Le thème en est le « renouveau » syndical, notamment à la faveur du mouvement des retraites, sa dimension « politique« , sa dimension « féministe » insuffisamment mise en avant, et la nécessité d’une remise en cause des ordonnances Macron cantonnant le syndicalisme dans l’entreprise, où la négociation n’a plus comme objectif  qu’accroitre « la compétitivité« .

Deux livres parus récemment en disent plus long sur ces sujets.  « Le syndicalisme est politique«  (La Dispute) et « Un compromis salarial en crise«  (Croquant).

couverture-syndicalisme-est-politiquebd-410x670un-compromis-salarial-en-crise-que-reste-t-il-a-negocier-dans-les-entreprises-

Vers un renouveau du syndicalisme ?

https://www.humanite.fr/en-debat/cfdt/vers-un-renouveau-du-syndicalisme

En débat

À la faveur du conflit sur les retraites, des grèves sur les salaires et de la défense de la santé des salariés pendant la pandémie, les syndicats voit leur utilité mieux reconnue. Des chercheurs en sciences sociales plaident pour une action de concert avec la gauche, pour de nouveaux droits et une meilleure implantation.

Les intervenants : Karel Yon, sociologue et chercheur à l’université Paris-Nanterre,  Fanny Gallot, historienne, membre du Centre de recherche en histoire européenne comparée,  Baptiste Giraud, maître de conférences en science politique à l’université d’Aix-Marseille

Quelques mois après le conflit des retraites, le Village du livre de la Fête de l’Humanité avait convié, dimanche 17 septembre, les auteurs de deux ouvrages collectifs parus cette rentrée, Le syndicalisme est politique (La Dispute) et Un compromis salarial en crise (Croquant), à tirer le bilan de la mobilisation et à débattre de l’avenir du syndicalisme.

Partagez-vous le constat d’un renouveau du syndicalisme ?

Karel Yon : Avec notre livre Le syndicalisme est politique, nous nous interrogeons sur les conditions de ce renouveau. On assiste en effet au retour du sentiment d’utilité des syndicats, déjà constaté lors de la crise sanitaire avec le rôle qu’ils ont joué pour défendre la santé des salariés ou, actuellement, avec les luttes salariales.

Dans le même temps, malgré six mois d’une intense mobilisation, le mouvement a échoué à mettre en échec le gouvernement. C’est le signe d’une panne stratégique qui touche l’ensemble du syndicalisme. Le pôle, que l’on distingue traditionnellement comme plus contestataire, ne parvient pas à empêcher la mise en œuvre de l’agenda néolibéral.

L’échec, c’est aussi celui de la carte du dialogue social par laquelle la CFDT et d’autres organisations se légitiment habituellement. Mais un fait est nouveau, c’est que le mouvement a été marqué par la capacité de l’intersyndicale à s’affirmer comme un acteur politique, la représentante des salariés et de leurs intérêts, alors que la tendance lourde de ces trente dernières années est à la dépolitisation du syndicalisme.

Fanny Gallot : L’un des enjeux que nous évoquons dans le livre avec Pauline Delage est de sortir d’une conception masculine du travail et de la contestation. Prendre en compte le travail domestique dans le calcul de la retraite, c’est « désandrocentrer » le travail. L’appel à mettre à l’arrêt le pays, le 7 mars, et l’appel à la grève féministe, le 8 mars, n’ont pas provoqué de déferlante, même si le 8 mars 2023 était massif, alors même que les effets de la réforme sur les retraites des femmes saturaient l’espace médiatique et les débats.

La montée en puissance du mouvement féministe a poussé les organisations de transformation sociale comme la CGT, la FSU et Solidaires à reprendre l’idée de grève féministe. Mais cette idée n’a pas été reprise par l’intersyndicale. On continue de penser que la reconductibilité de la grève dans certains secteurs de travail masculins va permettre de gagner. Il me semble important de réfléchir aujourd’hui si un appel à la grève dans le secteur de la reproduction sociale, c’est-à-dire le secteur non rémunéré de la famille et dans tous les métiers dits du care (éducation, santé, aide à la personne…), ne permettrait pas de l’emporter.

Si on considère les conflits comme celui de Vertbaudet ou des femmes de chambre, on s’aperçoit qu’il y a des grèves victorieuses. Il me semble nécessaire de prendre en considération la dynamique de la grève féministe, d’envisager la question du travail domestique non rémunéré, l’intervention syndicale dans des secteurs d’activité précarisés où travaillent des personnes racisées. La grève féministe est un outil d’élargissement et pas un mode d’action qui concerne une petite partie de la population.

Baptiste Giraud : L’objet d’Un compromis salarial en crise est d’étudier comment s’organise la négociation collective au niveau de l’entreprise. C’est un regard sur les contradictions du syndicalisme, sur la manière dont il est puissamment mis en difficulté par l’organisation du dialogue social au niveau de l’entreprise.

L’objet de la négociation collective n’est plus d’en faire un outil pour obtenir de nouveaux droits pour les salariés mais de la placer au service de la compétitivité des entreprises en négociant plus de flexibilité dans les rémunérations et le temps de travail. Ces nouvelles règles interviennent dans un contexte de transformation du capitalisme marqué par la financiarisation, d’un côté, et la généralisation de la sous-traitance, de l’autre, avec ce paradoxe qu’il n’y a jamais eu autant de négociations dans les entreprises alors qu’il n’y a jamais eu aussi peu de pouvoir de décision dans ces mêmes entreprises.

Les équipes syndicales se retrouvent à négocier dans des contextes extrêmement contraints, soit parce qu’il n’y a rien à négocier comme dans le secteur sanitaire et social à cause des contraintes budgétaires imposées par l’État, soit parce qu’elles négocient dans des entreprises détenues par des multinationales, qui peuvent toujours agiter la menace de la délocalisation. Notre livre a aussi pour objet de combattre la sinistrose militante en montrant que le bilan de l’activité syndicale ne peut pas se limiter à constater ses échecs dans les mobilisations interprofessionnelles.

Quand nous comparons ce qui se passe dans les entreprises où il y a des organisations syndicales à celles où il n’y en a pas, on constate que la présence syndicale demeure la condition nécessaire à ce que la négociation soit un tant soit peu profitable aux salariés, même si les compromis en termes de conditions salariales et de travail sont sans doute en deçà de qu’ils étaient il y a vingt ou trente ans.

Vous affirmez que la dépolitisation serait une des causes de la faiblesse du syndicalisme. De quoi s’agit-il ?

Karel Yon : Le syndicalisme est d’emblée politique. Le fait même d’exister en tant que cadre d’organisation et d’affirmation collective d’un pouvoir du travail dans un système capitaliste organisé sur le principe du salariat impliquant des éléments de subordination et de domination dans l’entreprise est en soit un fait politique car c’est un fait de subversion de ce rapport de pouvoir.

Quand nous parlons de dépolitisation, nous pointons deux enjeux : le rapport au champ des partis politiques et à la réflexion stratégique. Dans Le syndicalisme est politique, nous pointons le réalignement des organisations syndicales sur l’idée que la voie principale de l’action syndicale, voire la seule et légitime, est celle de la négociation collective. C’est l’idée que le syndicalisme doit être en posture de négociation, quel que soit le parti au pouvoir.

La seule posture syndicale aujourd’hui légitime dans le champ politique est de s’opposer à l’extrême droite. Or, l’enjeu des urnes est stratégique car il détermine les conditions de la lutte. La mobilisation des retraites a vu, même si cela n’a pas été sans friction, la Nupes et l’intersyndicale travailler de concert.

Cette piste de collaboration dans le respect de l’indépendance mutuelle nous semble devoir être plus poussée, notamment pour éviter qu’aux prochaines échéances électorales, l’alternative se situe entre un néolibéralisme de plus en plus autoritaire et l’extrême droite. La situation actuelle renvoie aux heures les plus glorieuses de l’histoire du syndicalisme et de son engagement dans la construction de front de résistance contre l’extrême droite et la menace fasciste.

En quoi les réformes du Code du travail ont-elles dépolitisé le syndicalisme ?

Baptiste Giraud : Un dialogue social dans lequel il y a de moins en moins de choses à négocier conduit à absorber l’énergie militante dans un jeu de dupes. Les militants sont de moins en moins disponibles pour participer à la vie des structures interprofessionnelles et cela participe de la dépolitisation du syndicalisme. La mise en place des CSE, avec moins d’élus, renforce le risque d’un repli des militants dans l’entreprise.

De quelles marges disposent les syndicats ?

Baptiste Giraud : Les modalités et les possibilités d’action des syndicalistes sont très dépendantes de leurs contextes d’engagement. Dans le secteur de l’aide à domicile où la main-d’œuvre est interchangeable et sous-payée et où les collectifs de travail sont éclatés, les militants syndicaux qui parviennent à s’implanter peinent à agir dans la durée et à organiser les salariés.

À l’inverse, dans des secteurs industriels qui emploient une main-d’œuvre très qualifiée, que le patronat a besoin de fidéliser, les syndicats ont davantage la possibilité d’obtenir des compromis plus à l’avantage des salariés. Le gouvernement assure qu’il y a de plus en plus d’accords dans les PME. En réalité, il s’agit de décisions unilatérales de l’employeur homologuées formellement comme des accords car conclues avec des représentants du personnel sélectionnés par leurs soins.

Dans ces entreprises, les salariés souvent vulnérables et pris dans une relation de travail étroite avec leur employeur ne perçoivent pas les syndicats comme un recours en raison de la forte répression antisyndicale. Dans certains cas, ils s’organisent même pour empêcher l’implantation d’un syndicat par crainte que celui-ci ne remette en cause les petits arrangements avec leur employeur.

Beaucoup n’ont jamais de contact avec les syndicats. La seule image qu’ils en ont est celle des grandes mobilisations qui génère l’idée que le syndicalisme ne concerne que les fonctionnaires ou les salariés des grandes entreprises. La capacité à s’organiser dans les territoires pour s’adresser à tous les salariés est un vrai défi pour le syndicalisme.

En quoi la politisation de la lutte contre les violences faites aux femmes permettrait-elle aux syndicats de surmonter les difficultés qu’ils rencontrent en interne sur ce point ?

Fanny Gallot : Il est nécessaire de désandrocentrer les organisations du mouvement ouvrier. Avec Pauline Delage, nous proposons un retour historique sur la création de cellules de veille, instrument d’enquête interne visant à analyser les faits, les nommer, les définir et décider des sanctions à mettre en œuvre.

Nous avons essayé de mettre en évidence les questions à travailler comme celle du rapport à la justice pénale, celle de la présomption d’innocence ou l’inversion de la charge de la preuve. Une organisation syndicale ne porte pas le même projet que la justice et cela implique de penser différemment la place de l’enquête, celle de la parole de l’agresseur présumé et du contradictoire. Nous avons fait le constat que les cellules de veille font souvent des propositions sans que celles-ci soient suivies d’effet.

La lutte contre les violences sexistes et sexuelles renvoie à la question de la division sexuée du travail militant. Qui fait quoi ? Qui prend la parole en assemblée générale ? Qui fait le compte rendu de la réunion ?… Les violences sont le produit de l’ethos militant, de la manière dont le mouvement ouvrier s’est construit historiquement, du choix des secteurs stratégiques d’implantation, de la division et de l’organisation du travail militant et de la définition du rôle des femmes dans la contestation.

C’est tout cela qui doit être remis en cause. Cela crée des tensions en interne. Ainsi les appels de syndicats à lutter contre la misandrie démontrent une totale incompréhension de la division du travail, de ce qui se joue dans l’organisation et par extension de la manière dont il convient de lutter contre les violences sexistes et sexuelles.

Quelles formes donner à la repolitisation du syndicalisme ?

Karel Yon : Nous invitons à poser les débats en termes stratégiques. Le syndicalisme, qui confine son action au champ de l’entreprise et du dialogue social, pensé comme un système déconnecté de la démocratie politique, reste prisonnier de la définition donnée par les dominants du syndicalisme. Penser en termes de stratégie, c’est penser un champ de luttes et un horizon qui guide le syndicalisme.

Cela suppose à la fois un rapport introspectif et réflexif sur ce qu’est le syndicalisme, ce que sont les frontières de la classe laborieuse, quelle est la place des femmes dans la construction collective… C’est aussi penser une stratégie pour remettre en cause toutes les transformations structurelles, en particulier législatives qui corsètent le syndicalisme. C’est avoir un regard critique sur soi et sur la redéfinition d’un projet de société désirable.

Baptiste Giraud : Repolitiser le syndicalisme, c’est aussi inviter la gauche à véritablement replacer le renforcement des syndicats dans leur rôle de contre-pouvoir au cœur de la lutte politique. Il y a un chantier idéologique à réinvestir pour restaurer les droits dont les syndicats ont été dépouillés, mais aussi pour en créer d’autres hors de l’entreprise, par exemple donner les moyens aux salariés inorganisés de s’organiser.

Print Friendly

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *